lundi 24 avril 2017

Macron, sauveur ou illusionniste ?

Publié par le magazine Ma Yech, mai 2017

La présidentielle française a révélé l’éclatement du paysage politique française en quatre groupes politiques d’importance quasi-égale : un courant anti-mondialisation de gauche, incarné par Jean-Luc Mélenchon (qui sera probablement rejoint par l’aile gauche du PS), un courant anti-mondialisation de droite, représenté par Marine Le Pen, un mouvement pro-mondialisation de gauche, porté par Emmanuel Macron (et à travers lui, par toute l’aile sociale-libérale du PS), et enfin un courant pro-mondialisation de droite, emmené par François Fillon. 

Les deux courants anti-mondialisation ont en commun la contestation du libre-échange, ainsi que le refus des politiques de l’offre et d’austérité qui sont imposées en Europe depuis 2010. Ils s’opposent sur la réponse à opposer à la menace terroriste, sur la conception de l’identité et, de façon cruciale, sur l’ouverture aux flux migratoires. 

Les deux courants pro-mondialisation sont en faveur du libre-échange et partagent l’ambition de réformer le modèle économique français selon le modèle promu par les institutions européennes (libéralisation du marché du travail, maîtrise du coût du travail, réduction du poids de l’Etat en particulier). Ils s’opposent sur les thématiques sécuritaires, migratoires et identitaires, selon la même ligne de fracture que les deux courants anti-mondialisation. Ces deux cousins politiques, que les politologues Bruno Amable et Stefano Palombarini désignent sous le nom de « bloc bourgeois », ont émergé sur les cendres de l’ancien système bipartite droite/gauche, qui a éclaté sous la pression de la mondialisation et des politiques européennes à partir du début des années 80. La financiarisation de l’économie et la politique de l’offre qui se sont imposées dans l’ensemble des pays occidentaux ont conduit les blocs de droite et de gauche à donner une importance démesurée aux classes moyennes et supérieures, aux dépens des classes populaires. Progressivement, le vote des classes populaires a migré vers les deux courants anti-mondialisation tandis que les deux forces pro-mondialisation se partageaient celui des classes moyennes et supérieures. Le bloc bourgeois, qui représentait jusqu’aux élections de 2012 plus de 70% de l’électorat (en regroupant les voix du PS, de la droite et du centre), pouvait jusqu’à présent, grâce au système majoritaire, donner lieu à des alternances plus ou moins factices entre « droite » et « gauche » de gouvernement (qui ne se divisaient plus en réalité que sur certaines thématiques identitaires). Aujourd’hui réduit à moins de 50% de l’électorat, ce bloc est condamné à forger des alliances parlementaires pour gouverner.  En conséquence, l’alternance, si elle devait avoir lieu, ne se ferait plus désormais au sein du bloc bourgeois mais à l’extérieur.

Le rapprochement des deux courants pro-mondialisation s’est logiquement opéré dès le soir du premier tour, et devrait permettre à Emmanuel Macron de devenir le prochain président de la République puis de former une coalition majoritaire au parlement sur un agenda de réformes « structurelles » que les deux mouvements appellent de leurs vœux. Pour ces deux courants, ces réformes sont le préalable indispensable à une relance du moteur franco-allemand, devant aboutir à la création d’une gouvernance économique de la zone euro et en particulier d’un budget fédéral pouvant mener des politiques fiscales « contra-cycliques » à même de répondre à la crise de demande que connaît l’Europe depuis 2008.

Si ce scénario se confirmait, plusieurs obstacles de taille se dresseraient cependant sur la route d’Emmanuel Macron.

Les premiers sont liés à la difficulté de surmonter les fractures internes françaises. Le « bloc bourgeois », en particulier, est fracturé sur les questions identitaire et migratoire. Emmanuel Macron s’est déclaré favorable pendant la campagne à une politique ouverte sur le plan migratoire, en particulier en direction des réfugiés syriens. Il est beaucoup plus libéral sur le plan des mœurs que les mouvements qui constituent le socle de l’électorat de Fillon (Manif pour Tous, Sens Commun). Il n’a pas de programme charpenté face à la menace terroriste, à la différence de Fillon qui lui a consacré un ouvrage et qui en a fait un de ses thèmes de campagne. Il est partisan d’une laïcité « ouverte », compatible avec l’affichage de signes d’appartenance religieuse dans l’espace public, ce qui n’est pas le cas d’une bonne partie de la droite.  Ces thématiques jouent un rôle particulièrement important dans le contexte de la montée en puissance du fondamentalisme islamique. Le refus de Sens Commun, de Jean-Frédéric Poisson, de Christine Boutin de prendre position entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron à l’issue du premier tour donne un avant-goût des divisions internes du bloc bourgeois sur les questions identitaires. L’autre opposition à laquelle devra faire face Emmanuel Macron est celle provenant des courants anti-mondialisation de gauche et de droite. Ces deux mouvements ont dépassé tous les deux leurs records historiques de voix à cette présidentielle, représentant à eux deux plus de 45% de l’électorat (en incluant Nicolas Dupont—Aignan).  Il y a fort à parier, en particulier, que la « France Insoumise » de Mélenchon, galvanisée par son succès et privée de son porte-parole au second tour, se lèvera en bloc quand Emmanuel Macron tentera de faire passer par ordonnances des réformes de libéralisation du marché du travail au cours de l’été 2017.

Le second obstacle de taille concernera la réticence de l’opinion allemande à accepter sa part de responsabilité dans la crise européenne. Pour une large majorité de l’électorat allemand, l’Allemagne doit son succès actuel à ses réformes douloureuses menées à partir de 2003 et ses partenaires ne doivent leurs difficultés qu’à leur engagement insuffisant dans la voie de ces mêmes réformes. Pour cette frange majoritaire de l’opinion, aucun transfert budgétaire, aucune mutualisation des dettes publiques, aucun mécanisme crédible d’assurance des dépôts ne doit être accordé aux cigales de l’Europe : la politique d’ajustement est une voie à sens unique devant conduire les pays non compétitifs à converger unilatéralement vers le modèle allemand. Dans la campagne électorale qui l’oppose à Angela Merkel, Martin Schulz, le nouveau leader du parti social-démocrate allemand, a d’ailleurs cru bon de durcir son discours face à l’érosion de sa popularité et l’énorme capital confiance dont jouit sa concurrente : il vient d’enterrer le projet de mettre en place des mécanismes de solidarité au sein de la zone euro ainsi que celui d’une relance budgétaire en Allemagne. Or, une telle relance est tout à fait indispensable pour réduire l’excédent record de sa balance courante (8.5% du PIB, soit 270 milliards d’euros en 2016), provoquer une forte hausse des salaires en Allemagne et fournir de l’oxygène à ses partenaires. Plus la victoire d’Emmanuel Macron sera large face à Le Pen au second tour, plus le futur gouvernement allemand sera rassuré sur la stabilité politique de la zone euro face au risque populiste et réticent à lâcher du lest sur les deux mamelles de la politique économique européenne (austérité et compétitivité), enlisant la zone euro dans le chômage de masse et la dépression et alimentant la vague anti-establishment dans toute l’Europe.


Gageons que le triomphe probable d’Emmanuel Macron à la présidentielle sera accueilli par les marchés financiers et les capitales européennes avec un énorme soulagement. Mais ce qui sera sans nul doute présenté comme un salutaire « sursaut républicain » face à la « menace xénophobe » pourrait bien s’avérer une victoire à la Pyrrhus.  Le « bloc bourgeois » ne pourra éternellement se maintenir au pouvoir par la diabolisation de ses opposants politiques. Ni par des campagnes marketing visant à rendre le système qu’il gère depuis 30 ans moins détestable aux yeux de ceux, toujours plus nombreux, qu’il laisse sur le bord de la route.  

dimanche 2 avril 2017

Territoires contre métropoles : peut-on encore réparer la fracture ?

Publié par le magazine Ma Yesh, avril 2017

Un point commun entre la géographie des votes pour l’élection présidentielle américaine récente et pour le référendum britannique du 23 juin dernier a été la fracture observée entre les grandes métropoles bénéficiaires de la mondialisation, où s’est exprimé un vote largement favorable au statu quo, et les régions péri-urbaines paupérisées et désindustralisées sous l’effet de la mondialisation, qui ont majoritairement voté pour le renversement de ce statu quo.

Ainsi, dans le cas du référendum britannique, le vote Leave a été très majoritaire dans les anciens bastions industriels du Nord-Est de l’Angleterre tels que Lincolnshire, le Yorkshire (dont la capitale est Sheffield, ancien bastion de l'industrie textile et sidérurgique), le Staffordshire (dont la capitale Stoke est le berceau de l’industrie minière). Dans le cas de l’élection américaine, le basculement dans le camp républicain d’un grand nombre d’Etats de la « Rust Belt » (Indiana, Pennsylvanie, Ohio, Wisconsin, Michigan), ancien bastions de l’acier et du charbon américains, aura scellé la victoire électorale de Trump.

Ce clivage se traduit en réalité dans l’ensemble des pays occidentaux. Ainsi, le vote Marine Le Pen aux dernières élections européennes de 2014 a été le plus important dans le Nord de la France, un ancien bastion de l’industrie métallurgique, charbonnière et textile, aujourd’hui en déclin. L’annonce de la délocalisation prochaine de l’usine Whirlpool d’Amiens vers la Pologne, à peine trois ans après la fermeture de l’usine Goodyear, fournira à Marine Le Pen l’occasion d’engranger des points supplémentaires dans cette région sinistrée.

Le clivage a également une traduction au niveau européen. Le vote contestataire est aujourd’hui très fort dans certaines régions dites « périphériques » de la zone euro (Espagne, Italie, Grèce en particulier), celles précisément qui ont vu leur production industrielle décliner violemment depuis le lancement du marché unique européen puis de l’euro. Ce déclin industriel a pu être masqué jusqu’en 2008 par l’afflux de capitaux extérieurs venus y gonfler des bulles d’endettement immobilières ou public, mais la crise des « pays périphériques » a révélé un paysage de désolation quand l’euphorie a fait place à la panique chez leurs créanciers.

Dans tous ces cas, la mondialisation a provoqué les mêmes phénomènes de polarisation économique. Comme l’expliquent David Cayla et Coralie Delaume dans leur livre "La fin de l’Union Européenne", les régions bénéficiaires de ce processus de polarisation sont celles qui étaient initialement les mieux dotées en capital intellectuel et humain. C'est également celles qui ont opté pour les spécialisations les plus porteuses pour surfer sur la croissance du secteur financier (New York, Londres), du secteur high tech (Sillicon Valley) ou des pays émergents (Allemagne). D’autres anciens pays industriels menacés ou pu sauvegarder leurs emplois en pratiquant le parasitisme fiscal (Irlande, Luxembourg) aux dépens de leurs partenaires. Ces différentes régions ont attiré vers elles les investissements et les talents, en vertu du « multiplicateur local » décrit par le chercheur Enrico Moretti : toute création d’emploi dans un secteur exportateur à forte valeur ajoutée apporte en moyenne à la région concernée cinq emplois locaux (restaurants, hôtellerie, services, fournisseurs, consultants etc.).
A l’inverse, les régions qui ne disposaient pas de tels avantages comparatifs ou se sont vues confrontées à la concurrence des pays à faible coût de main d’œuvre, ont commencé par perdre leurs emplois industriels puis finalement l’ensemble de leur capital humain et de leur tissu productif. Ainsi, l’Italie, qui disposait d’une industrie pharmaceutique forte au début des années 80, à l’aube de la récente vague de mondialisation, a perdu l’essentiel de cette industrie quand le secteur s’est consolidé et concentré autour quelques pôles d’importance mondiale.

Tant que les perdants de ce processus semblaient inaptes à le renverser parles urnes, les élites politiques, économiques et médiatiques, incarnant les métropoles bien installées dans la mondialisation, ont pu le traiter par le mépris et le déni. La mondialisation, présentée alternativement comme une « chance » ou comme une « fatalité », s’est poursuivie, sous l’impulsion des gouvernements de centre gauche comme de centre droit. Acte unique, OMC, accords nord-américains de libre échange, lancement de l’euro, entrée de la Chine dans l’OMC, intégration des pays d’Europe de l’Est dans le marché unique européen, négociations des traités transatlantique et transpacifique, ratification de l’accord de libre-échange Union Européenne-Canada ont ponctué ce processus apparemment inexorable, malgré la montée de la désespérance dans les nouvelles friches industrielles et la progression des partis dits « populistes » dans les urnes.

Mais les solutions proposées par les partis de droite et de gauche modérées se sont révélées largement inadéquates pour contrer la paupérisation des régions périphériques. 
Les partis libéraux veulent abaisser les charges pesant sur le travail, favoriser la mobilité sociale et promouvoir la flexibilisation du marché du travail. Ces solutions, mises en place en Allemagne sous l’impulsion du chancelier Schroeder à partir de 2003, puis dans l’ensemble des pays européens durement touchés par la crise depuis 2008, se révèlent des impasses. D'une part, les emplois créés par les politiques de flexibilisation du marché du travail correspondent à des « mini-jobs » précaires et à faible valeur ajoutée, inaptes à sortir les travailleurs peu qualifiés de l’engrenage de la pauvreté. Le malaise des chauffeurs Uber en constitue aujourd’hui l’emblème. D'autre part, ces politiques n’ont pas permis de développer de nouvelles spécialités industrielles pérennes. Ainsi, l'Allemagne n'a fait à travers les "réformes Hartz" qu'accentuer son avantage comparatif déjà existant. Et si l'Espagne a pu, à travers la compression des coûts salariaux, enrayer la chute de sa production industrielle depuis 2012, ce processus s'est accompli largement aux dépens de ses voisins français et italien, qui n'ont pas adopté la même politique. Si la politique de déflation salariale espagnole était généralisée à la France et l'Italie, le marché intérieur européen s'effondrerait et l'économie européenne s'enfoncerait dans la déflation.  
Quant aux solutions redistributives portées par les partis socio-démocrates, elles enfoncent trop souvent les populations cibles dans l’assistanat. Le revenu universel porté par le représentant du PS aux élections présidentielles françaises constitue une forme de renoncement à extraire les catégories populaires du chômage de masse.

Face aux déserts industriels induits par la mondialisation, les politiques industrielles et territoriales, qui étaient la norme jusqu’au début du processus de mondialisation des années 80, sont en train de resurgir. Les stratégies d’aménagement du territoire, de réindustrialisation et de « patriotisme économique », qui étaient devenues des blasphèmes à l’ère de la mondialisation, reviennent à l’ordre du jour. Elles ne sont plus l’apanage des partis extrêmes et sont portés désormais par des voix aussi diverses que celle de Theresa May, de Trump avec son « Buy American, hire American » et de Montebourg avec son « Made in France ». Les traités de libre-échange sont vus avec la plus grande défiance par les opinions publiques tandis qu’une demande d’Etat stratège et protecteur se fait jour au sein des habitants des régions « périphériques ».

On dispose aujourd’hui d’un certain recul sur l’efficacité des politiques territoriales. La première politique d’aménagement territorial qui a fait ses preuves est le développement de services et d’infrastructures publics de qualité dans les territoires (bureaux de poste, hôpitaux, écoles disposant d’enseignants fortement rémunérés et valorisés, universités équipées de centres de recherche sur les technologies de pointe et dispensant des formations à très haute valeur ajoutée, réseaux de transport…). Ces politiques de développement territorial sont malheureusement menacées aujourd’hui par les cures d’austérité que s’imposent les pays occidentaux depuis 2010, suite aux plans de sauvetage du système financier à partir de 2008.

La seconde stratégie est le développement par l’Etat de spécialisations industrielles adaptées aux atouts des régions affaiblies par la mondialisation : production d’énergie verte, transport maritime et fluvial, agriculture écologique, tourisme etc. Ces politiques doivent s’accompagner de la mise en place temporaire de subventions publiques aux entreprises créatrices d’emploi local et de mesures de protections efficaces contre la compétition internationale. Une dévaluation monétaire semble indispensable au renouveau industriel de pays comme la Grèce, l'Italie, ou le Portugal. Une réévaluation du mark semble également indispensable au réveil de l'industrie française.

Malheureusement, ces politiques restent considérées comme « irréalistes » ou « dépassées » par les deux candidats modérés pouvant prétendre à la présidence de la République en mai 2017.

Or, comme nous prévient le géographe Christophe Guilluy, l'un des premiers à avoir analysé la dynamique de désaffiliation politique et culturelle des territoires affectés par la mondialisation: « si la France d’en haut ne fixe pas comme priorité le sauvetage des classes populaires, le système est condamné. »