vendredi 3 février 2017

2017, ou les dernières convulsions de l’ordre ancien

Publié par le  magazine Ma Yesh, février 2017

L’année 2016 aura connu deux bouleversements largement inattendus : le vote britannique du 23 juin en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis le 8 novembre.

Dans un cas comme dans l’autre, de nombreux analystes, après avoir échoué à prédire la possibilité même de ces événements, ont tenté d’en relativiser l’importance. Ces deux votes devaient rester des accidents sans conséquence. La Grande-Bretagne, après avoir cuvé sa colère, devait soit tout simplement renoncer au Brexit, soit négocier un arrangement avec l’Union Européenne très semblable au statu quo. Quant à Trump, il était attendu qu’une fois élu et investi, il rentre dans le rang et cesse ses déclarations fracassantes sur le commerce et les immigrés.

Mais rien ne s’est passé comme prévu. Dans une interview au journal allemand Bild, Trump a soutenu le vote britannique en faveur du Brexit, prévoyant (et souhaitant même implicitement) des sorties d’autres pays de l’Union Européenne dans les années qui viennent. Il a affirmé que l’UE n’était devenue qu’un « véhicule au service de l’Allemagne », condamnant en des termes peu diplomatiques l’erreur catastrophique de Merkel dans sa politique d’accueil des réfugiés. Il s’est également plaint de la politique commerciale de l’Allemagne (l’excédent commercial allemand envers les Etats-Unis s’est élevé à environ 60 milliards de dollars en 2016, environ 10% du déficit commercial total des Etats-Unis).

Le lendemain, Theresa May faisait connaître dans un long discours sa stratégie en ce qui concerne les négociations de sortie avec l’Union Européenne. La priorité pour elle sera la maîtrise des flux migratoires en provenance de l’UE, même si cela coûtera au Royaume-Uni l’accès au marché unique européen. Mais elle dit rester attachée au principe du libre-échange, la sortie de l’UE étant pour elle l’occasion d’intensifier les relations commerciales avec les partenaires non européens (Commonwealth, Etats-Unis notamment).

Le monde anglo-saxon s’engage donc, de façon cohérente et coordonnée, dans une sécession à l’égard de l’ordre international ancien, dont l’épicentre se situe désormais à Berlin.

Cet ordre peut être décrit par trois caractéristiques principales. Premièrement, une défense des droits considérés comme « universels » (libertés fondamentales, droits des minorités etc.), aux dépens de la souveraineté des Etats-nations. Deuxièmement, une intégration européenne sous le giron de l’UE et une alliance atlantique de l’UE et des Etats-Unis, notamment dirigée contre la menace russe aux portes de l’Europe. Troisièmement, une libéralisation extrêmement poussée des flux de marchandises, des capitaux et des personnes. Nous avons décrit dans un précédent article les désordres économiques et culturels provoqués par cet ordre international « libéral » (« libéral » étant pris dans un sens aussi bien économique que dans un sens anglo-saxon, c’est-à-dire politique et culturel) : polarisation des richesses au niveau social et territorial, amenuisement de la base fiscale des Etats face aux possibilités d’optimisation fiscale des multinationales, déclassement des employés peu qualifiés dans les pays riches, friches industrielles, malaise culturel dû aux flux migratoires etc.

Les élections américaine et britannique de 2016 peuvent s’interpréter comme la revanche des perdants de la mondialisation sur les élites qui en ont la charge depuis une trentaine d’années. Sous l’impulsion de Trump et de May, toutes les caractéristiques de l’ordre ancien sont appelées à voler en éclat. En ce qui concerne la défense des droits universels et l’alliance transatlantique, Trump a clairement affirmé que sa politique étrangère aurait à présent pour objectif principal de détruire l’islam radical. Il a fait part à de nombreuses reprises de son intention de s’allier à l’ensemble du « monde civilisé » - qui, dans son esprit, n’est pas synonyme du « monde libre » et inclut la Russie de Poutine- dans cet objectif. Il décrit l’OTAN comme un outil « obsolète » et coûteux pour les Etats-Unis. Les Européens ne pourront donc plus compter sur le bouclier américain face à l’ambition affichée par Poutine de reconstituer la sphère d’influence russe à l’Est de l’Europe. En ce qui concerne la libre circulation des personnes, un pilier de la construction européenne depuis l’avènement de l’Acte Unique en 1986, elle se trouve sous les tirs croisés de Trump, de May et des pays d’Europe de l’Est regroupés au sein du bloc « Visegrad 4 » (Hongrie, Pologne, Slovaquie, République Tchèque), pays dont les gouvernements conservateurs remettent également en question certains des « droits fondamentaux » inscrits dans la Constitution Européenne. Enfin, en ce qui concerne le commerce international, régi notamment par l’Organisation Mondiale du Commerce et, au sein de l’UE, par les directives de la Commission Européenne, il est attaqué par le nouveau couple à la tête du monde anglo-saxon. Par Trump, quand il menace (toujours dans la même interview) d’imposer des droits de douanes de 35% aux importations de BMW fabriquées au Mexique. Mais également par May, quand elle déclare qu’elle donnera la priorité au contrôle des flux migratoires sur toute autre considération dans les négociations avec l’UE. En effet, les « quatre libertés » (circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes) étant indissociables au sein de l’UE, la conséquence de cette stratégie sera une restriction des échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et le continent européen.

Nous voyons donc se dessiner de façon cohérente un coup d’arrêt au processus de mondialisation qui s’est déroulé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Partout, même en dehors de l’Amérique de Trump, du Royaume-Uni de Theresa May et des pays du Visegrad 4, on assiste à l’ascension des partis prônant le protectionnisme, migratoire et commercial. Partout, on peut voir une remise en cause des valeurs cosmopolites et libérales par un nouveau courant conservateur, qui dépasse de loin l’extrême droite et les retraités, et gagne désormais les jeunes, certains courants de la droite classique (Manif pour Tous, Sens Commun) et de gauche (« génération Michéa », inspirée par la doctrine anti-libérale conservatrice de Jean-Claude Michéa). Partout, on voit se renforcer le fossé entre une « élite » profitant à plein de la mondialisation, habitant les grandes métropoles et votant pour les candidats défendant le statu quo, et les « classes populaires » se percevant comme « les perdantes de la mondialisation », vivant dans les zones « périphériques », et séduites par les partis « anti-establishment ».

Les offres politiques répondant à ce malaise des classes populaires face à la mondialisation prennent des expressions diverses selon les pays. Mais derrière les clivages de surface, se dessine une cohérence troublante. Même si elles diffèrent en ce qui concerne les questions de politique intérieure (traitement des inégalités, Etat-providence, attachement plus ou moins marqué aux libertés fondamentales et à l’Etat de droit etc.), toutes ces offres se posent en réalité contre le même ennemi extérieur : l’ordre international « libéral ». Toutes ces offres préconisent la restauration des Etats nations pour se protéger des désordres créés par la mondialisation. 

Qu’on ne s’y trompe pas, si le président chinois Xi Jinping a vanté récemment à Davos les mérites de la mondialisation, la Chine ne saurait se poser en défenseur de l’ordre international libéral, avec sa politique très « illibérale » en matière des droits de l’Homme, comme d’ailleurs en matière de protection vis-à-vis des importations et investissements étrangers (voir aussi mon précédent article sur les investissements chinois à l’étranger).


Le cœur de l’Europe se présente donc comme la dernière forteresse de l’ordre ancien, une forteresse assiégée de toutes parts : à l’Est par les tirs croisés de Russie, des pays de Visegrad 4 et de la Turquie, et désormais à l’Ouest, par le nouveau couple à la tête du monde anglo-saxon.