jeudi 20 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 6)

Dans la précédente note, j'ai évoqué deux outils de régulation de l'offre de monnaie par la puissance publique: la création de "monnaie de base" par la banque centrale et l'émission de dette publique par l'Etat.

Ces deux approches ne sont pas équivalentes dans leurs impacts:

1) quand la banque centrale émet de la monnaie de base pour acheter des actifs, elle n'enrichit pas directement le secteur privé: le secteur privé est dépossédé des actifs financiers achetés par la banque centrale et acquiert à la place de la monnaie. Il se produit un échange "actifs contre monnaie". L'enrichissement du secteur privé est indirect via "l'effet richesse": le prix des actifs libellés dans la monnaie émise s'apprécie, ce qui bénéficie aux détenteurs d'actifs. L'inconvénient de cette "relance financière" de l'économie est qu'elle bénéficie aux détenteurs de capital, capital qui se trouve être particulièrement concentré chez les plus aisés. En pratique, on observe une déconnexion importante entre la nouvelle quantité de monnaie émise par la banque centrale et la variation de masse monétaire globale en circulation: la monnaie de base ne se traduit pas en nouveaux crédits de la part des banques privées. Ceci est d'autant plus vrai quand le problème de surendettement privé et des bilans bancaires dégradés est laissé sans réponse par les autorités, ce qui est par exemple le cas dasn une bonne partie de l'Europe du Sud aujourd'hui.

2) quand l'Etat émet de la dette, le secteur privé se trouve en possession d'un nouvel actif (la nouvelle dette publique émise), sans qu'il soit dépossédé d'un autre actif. Il y a donc enrichissement immédiat. Les néo-classiques expliquent que la richesse qui est créée d'un côté est annulée de l'autre par l'augmentation de la dette publique: les "anticipations rationnelles" déjouent selon eux l'effet de cette relance car les acteurs anticipent de futures hausses d'impôt pour ramener la dette publique à son niveau antérieur et donc se mettent à épargner davantage. Les analyses empiriques concluent que l'hypothèse néo-classique est fausse en général, et en particulier dans les crises. Le multiplicateur fiscal, qui décrit l'impact sur le PIB d'une impulsion budgétaire positive, a été récemment estimé à 1.5 par le FMI dans les pays de l'OCDE quand les taux directeurs de la banque centrale sont nuls comme aujourd'hui: une hausse des dépenses publiques de 1 point de PIB conduit à un accroissement du PIB de 1.5%.  Ceci se comprend bien: dans de telles situations, où le secteur privé est surendetté, le chômage est élevée et l'économie en surcapacité, les acteurs surendettés redeviennent solvables, les bilans bancaires s'assainissent, de nombreux acteurs économiques appauvris dépensent immédiatement leurs nouveaux revenus tandis que les entreprises embauchent et investissent voyant leurs carnets de commandes repartir. 
L'enrichissement du secteur privé apporté par la relance budgétaire est donc double: a) à travers la possession par le secteur privé de la nouvelle dette émise b) à travers l'augmentation de la dépense et des revenus. D'autre part, cet impact n'est pas localisé uniquement sur les plus hauts revenus, l'Etat pouvant par exemple choisir d'augmenter ses dépenses dans des secteurs employant une main d'oeuvre domestique faiblement ou moyennement qualifiée.

Ses avertissements ont pour l'instant été sans effet sur les décideurs politiques en zone euro....




mercredi 19 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 5)

Aujourd'hui quelques mots sur la création monétaire. 

Quand une banque commerciale distribue un prêt (par exemple un prêt immobilier), elle accroît la quantité de monnaie en circulation.

En effet, contrairement à ce que l'on croit souvent, une banque n'a pas besoin d'un depot préexistant pour prêter. Au contraire, les crédits FONT les dépôts. L'argent prêté par la banque constituera le dépôt du vendeur dans cette même banque ou dans une autre banque...qui prêtera à la première. De sorte que de la monnaie a été créée à partir de rien. Les banques ne sont donc pas seulement un intermédiaire entre épargnants et emprunteurs. Elles sont la courroie principale de la création monétaire.


C'est d'ailleurs la même erreur qui est commise quand on considère que "les caisses de l'Etat sont vides." Jamais les caisses ne sont vides. La monnaie se crée à partir de rien. Elle n'est pas comme une matière première épuisable. Sa création n'a pas de limites et produit elle même les conditions de sa demande. La creation monetaire ex nihilo ne pose un problème que lorsqu'elle n'est pas adossée à la production nouvelle de biens et services réels, ou à l'investissement dans de nouveaux actifs, auquel cas elle produit une inflation des prix des actifs financiers ou des biens réels.


Aujourd'hui, les banques commerciales sont le principal vecteur de création de la masse monétaire en circulation. Les autres producteurs de monnaie sont la banque centrale (créatrice de la "monnaie de base" composée des billets et pièces de monnaie ainsi que des réserves des banques à la banque centrale convertibles à tout moment en billets). Et enfin l'Etat, qui émet de la dette largement assimilable à de la monnaie (voir note précédente).

Lors des récessions, la création de monnaie par les banques commerciales se réduit. Le problème peut provenir soit d'une demande insuffisante de crédits (secteur privé déjà surendetté) soit d'un rationnement du crédit (dû à une politique trop prudente des banques) soit des deux à la fois.

L'offre de monnaie par les banques est donc de nature fondamentalement pro cyclique (elle augmente dans les périodes fastes et se tarit dans les périodes creuses). Dans les crises, il y a donc un déficit d'offre de monnaie par rapport à la demande de monnaie, qui crée les conditions de la déflation. L'augmentation de l'offre de monnaie par la banque centrale et par l'émission de dette publique a un rôle stabilisateur et permet d'éviter la déflation.

Nous reviendrons sur ces deux politiques de stabilisation dans une prochaine note.

samedi 15 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 4)

Je voudrais expliquer ici en quoi les mécanismes mis en place par les pays de l'UE à partir de la crise grecque de 2010 ont en fait constitué avant tout une vaste operation de soutien des banques françaises et allemandes.
Lorsque la crise de l'euro a éclaté en 2010, les principaux créanciers des pays périphériques étaient les banques françaises et allemandes, à travers leurs prêts aux banques périphériques et aux gouvernements. Une étude du FMI évalue les actifs nets de la France et de l'Allemagne sur les pays périphériques à environ 20% de leurs PIB en 2008 (soit près de 1500 milliards de dollars).
Le couple Merkozy (Merkel-Sarkozy) avait donc un intérêt conjoint fort pour mettre en oeuvre des plans de sauvetage de leur système bancaire qui se trouvait menacé par la possibilité d'une faillite des pays périphériques.
Les "sauvetages" de l'Irlande, de la Grèce et du Portugal en 2010, puis celui de l'Espagne en 2012, les prêts de la BCE aux banques puis ses achats de dette sur les marchés ont permis une vaste réallocation des rapports de créances intraeuropeens, des banques vers les États.
Les banques françaises et allemandes ont pu se délester progressivement de leurs actifs périphériques à risque, tandis que les États européens (pas seulement France et Allemagne !) en prenaient la charge. Dans le même temps, les États périphériques se portaient garants de la dette de leurs banques.
Il est très important de préciser qu'à l'époque personne n'insistait sur le besoin de faire prendre des pertes aux créanciers des banques renflouées ou mises en faillite par les États. Et pour cause, cela aurait impliqué de lourdes pertes pour les banques françaises et allemandes.
L' idée des "bail-ins" a été mise au point par Merkozy au sommet de Deauville fin 2010 mais n'a été effectivement implémentée qu'avec la crise chypriote de 2013, où justement les créanciers n'étaient plus dans ce cas français et allemands mais russes pour la plupart...
Puis cette idée est devenue le pivot de l'union bancaire mise en place dans les années qui ont suivi. L'augmentation des coûts de financement des nations périphériques s'explique en large part par ce choix de ne plus faire des dépôts et autres titres de dette des actifs sûrs a priori dans l'union monétaire.

Récapitulons les différents transferts de richesse associés aux différents bail out intergouvernementaux et opérations de la BCE: 
1) les citoyens des nations périphériques ont endossé la dette de leurs banques vis à vis des banques des pays coeur et ont dû supporter les efforts d'austérité associés 
2) les citoyens de l'UE ont pris à leur actif les créances des banques françaises et allemandes sur les pays périphériques (qui ne seront probablement pas remboursées dans leur intégralité).

En bref, c'est une vaste socialisation des bilans bancaires qui a été opérée à partir de 2010.
La notion de "responsabilité", l'idée d'"assumer les conséquences de ses excès", ce fut donc pour tout le monde...sauf les banques françaises et allemandes...
Sources:

External Imbalances in the Euro Area Author/Editor: Gian M Milesi-Ferretti ; Ruo Chen ; Thierry Tressel Publication Date: September 28, 2012 Electronic Access: Free Full text (PDF file size is 872 KB).Use…
IMF.ORG

Dette, monnaie, banques etc. 3)

Je voudrais expliquer ici pourquoi les investisseurs prêtent à la France à des taux aussi bas (moins de 1% à 10 ans) malgré ses déficits permanents depuis 40 ans.
Au contraire de la France, l'Italie est en excédent primaire (budget hors intérêt de la dette) et emprunte à des taux nettement plus élevés que la France (plus de 2% à 10 ans).
Pour le comprendre, il faut introduire la notion "d'actifs sûrs" ou "refuge". Les actifs sûrs sont vus par les investisseurs comme ceux ne pouvant subir de défauts de remboursement et comme ceux dont le prix de marché monte quand les actions baissent.
Ces actifs ont donc un rôle de protection du capital et même de couverture des risques dans les portefeuilles d'investissement.
Depuis le début de la crise de l'euro, les investisseurs distinguent les dettes "sûres" (France, Allemagne, Pays-Bas, Autriche...) des dettes "risquées" (pays peripheriques: Espagne, Italie, Grèce etc.) en zone euro.
Le critère de sélection n'est pas fondé sur l'équilibre budgétaire ni sur le ratio dette/pib ni même sur l'endettement extérieur (l'Italie est peu endettée vis à vis de l'extérieur) mais sur principalement l'état des banques, dont les États sont considérés en zone euro (à juste titre) comme les garants.
L'état des banques provenant lui même de l'endettement privé accumulé avant la crise...
Ainsi les émetteurs sûrs tirent profit de la crise de ce point de vue car ils attirent vers eux toute l'épargne mondiale en euros (y compris celle provenant des pays périphériques).
Au contraire, les émetteurs risqués se trouvent dans une spirale combinant surendettement privé, taux réels trop élevés, demande déprimée, austerite budgetaire, et risque de défaut souverain.
Cette fragmentation financière explique la divergence economique entre pays de la zone euro: les pays les plus endettés sont ceux qui auraient besoin des taux réels les plus bas et qui ont en fait les taux réels les plus élevés.
La France peut-elle basculer du côté des dettes risquées (comme le prédisent les libéraux depuis la crise grecque de 2010)?
Difficilement, car alors le poids des pays sûrs deviendrait trop faible pour assurer les pays risqués et le système financier mondial s'effondrerait (obligeant la BCE à intervenir pour conforter le statut d'émetteur sûr de la France).
La France peut donc se permettre de désobéir aux règles européennes sans avoir à craindre de subir une "attaque" des marchés.
Un levier politique considérable resté pour l'instant inexploité....

Dette, monnaie, banques etc. 2)

La dette publique ressemble à une monnaie mais cette parenté s'est fait quelque peu oublier depuis que le financement monétaire des déficits publics par la Banque Centrale a été interdit.
Qu'est ce qui caractérise la monnaie ? Elle ne verse pas d'intérêt et n'a pas de maturité. La dette publique verse des intérêts et est émise avec une maturité par les gouvernements. Mais la différence est plus ténue qu'il n'y paraît car un Etat "refinance" sans cesse sa dette sur les marchés quand elle arrive à maturité. D'autre part, un État qui émet de la dette dans sa propre monnaie (État qu'on peut appeler "monétairement souverain") peut toujours convertir sa dette en monnaie si sa banque centrale la rachète sur les marchés (en émettant de la monnaie dite "de base"). Dans ce cas, la Banque Centrale reverse les intérêts perçus sur la dette au Tresor et tant qu'elle conserve la dette à son bilan, tout se passe donc comme si l'Etat se finançait par l'émission de monnaie. La banque centrale peut même aller plus loin en effaçant la dette publique de son bilan ("monétisation de la dette"), opération qui semble pour le moment encore tabou au sein des nations avancées, mais qui est presque devenue implicite dans le cas du Japon. En théorie c'est toujours possible tant que l'inflation est sous contrôle (dans le cas du Japon c'est bien sûr le manque d'inflation le problème...).
La possibilité pour la banque centrale d'acheter la dette publique sur les marchés évite toute panique auto-réalisatrice des créanciers: à partir du moment où le créancier sait que le gouvernement qui a émis la dette dispose d'un prêteur en dernier ressort (la banque centrale), il n'est plus soumis au risque de crédit et ne sera pas poussé à vendre de façon précipitée ses titres de dette de peur de ne pas récupérer son capital.
Les banques centrales du Japon, du Royaume-Uni et des États-Unis vont beaucoup plus loin en manipulant les taux souverains à long terme depuis 2010 de manière à ce que les taux réels soient le plus bas possible et que la dette diminue par rapport au PIB sans qu'il soit nécessaire de dégager des excédents budgétaires.
Les États de la zone euro ne sont pas monétairement souverains car ils émettent de la dette dans une monnaie dont ils ne contrôlent pas politiquement l'émission. Les conséquences se sont fait voir notamment dans le cas de la Grèce, où les taux se sont mis à grimper de façon auto entretenue (des taux d'intérêt élèves sur les marchés obèrent la capacité de l'emprunteur à honorer sa dette donc aggravent la panique des créanciers). Pour des Etats comme l'Italie dont la faillite pouvait mettre en danger tout le système bancaire mondial, la panique a été enrayée par la décision de la BCE d'assumer son rôle de prêteur en dernier ressort à partir de 2012. Cependant les taux d'intérêt réels y restent beaucoup trop élevés pour voir la dette baisser en termes du PIB et les efforts d'austérité se relâcher.
Occulter les problèmes monétaires et agiter en permanence le spectre de la dette ont une fonction importante dans le débat public: convaincre les opinions publiques de la "nécessité" de détruire les États-providence et les systèmes de régulation du marché du travail.

Dette, monnaie, banques etc. 1)

"Chaque français hérite à la naissance d'une dette de 32 000 euros."
Il faut démonter l'ineptie de cette phrase, utilisée maintenant par le Ministère des Finances lui-même pour justifier les coupes qui s'annoncent:
1) la dette publique, c'est de l'épargne privée. Dans le cas de la France, 50% de la dette publique est détenue par des résidents domestiques. Donc on peut aussi bien dire que "chaque français hérite de 16 000 euros d'épargne placée en dette publique à la naissance"
2) la dette publique, à l'inverse de la dette d'un ménage privé, n'est pas destinée à être remboursée. Elle fait partie de la réserve d'"actifs sûrs" des acteurs privés. La réduire ne peut se faire que quand le secteur privé a besoin de puiser dans cette réserve (pour consommer, investir etc.). On ne peut pas dire que ce soit le cas aujourd'hui, alors que les taux à 10 ans sont proches des plus bas historiques.
3) forcer la réduction de la dette publique quand le secteur privé montre au contraire un besoin d'épargner vers des actifs sûrs conduit à un blocage de l'économie: le désir d'épargne du secteur privé ne trouve pas de débouchés et l'économie évolue en surcapacité (chômage, capacités de production non utilisées...).
4) si l'on s'inquiète réellement de la solvabilité du secteur public national, il faut regarder les actifs publics nets, définis comme la valeur des actifs publics moins la dette publique. Or, ceux-ci sont largement positifs dans le cas français (voir les données de Piketty http://piketty.pse.ens.fr/…/xls/Chapitre3TableauxGraphiques…). L'Etat français est donc très loin de la faillite.

PS: si l'on calcule la dette nette des Français vis-à-vis de l'extérieur (solde des créances du reste du monde sur notre économie et des créances des résidents domestiques sur le reste du monde), on aboutit au chiffre de 5000 euros de dette par Français.

Le mythe de la guérison du marché de l'emploi en Europe

Publié dans le magazine Ma Yesh, juillet 2017
Publié également dans le site Décider et Entreprendre
Depuis quelques mois, de nombreux économistes, hommes politiques et commentateurs expliquent que la croissance européenne s’approche de son niveau « potentiel » et le chômage européen de son niveau « structurel ». A les croire, nous serions proches du niveau de croissance et de chômage auquel l’économie tournerait à pleine capacité, c’est-à-dire auquel on devrait observer un sursaut de l’inflation et des salaires. Ce discours sert un objectif politique très clair: une fois l’économie arrivée au niveau de chômage structurel, la banque centrale est normalement contrainte de normaliser sa politique monétaire accommodante, les gouvernements de réduire leurs déficits et les pays européens d’accepter le breuvage des fameuses « réformes structurelles », que la Commission Européenne appelle de ses vœux.
Mais, comme le souligne la gardienne de l’inflation elle-même, l’inflation et les salaires ne semblent montrer aucun signe d’accélération : le taux de croissance des salaires était autour de 2.5% par an en moyenne avant 2008 et est depuis 2012 systématiquement inférieur à 1.5%. La BCE attribue ce rythme très faible de croissance des salaires à plusieurs causes, dont la principale est le niveau élevé de non-utilisation de la main d’œuvre disponible (le « slack » dans son jargon), qui pèse négativement sur les salaires.
Le « slack » est couramment mesuré par le taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT), qui correspond aux personnes sans emploi, immédiatement disponibles et en situation de recherche d’emploi. Ce-dernier a baissé de 12% à 2013 à 9.3% au premier trimestre 2017 en zone euro, un niveau qui semble correspondre à peu près à sa moyenne d’avant-crise. Cependant, dans une note qui a été commentée très abondamment par la presse économique, la BCE présente une estimation alternative du « slack », tenant compte notamment des travailleurs qui ont cessé de chercher un emploi et des travailleurs en situation de temps partiel subi.
Cette définition plus large du chômage, incluant les travailleurs découragés et le sous-emploi, conduit à un chiffre de chômage de 18% pour la zone euro, soit presque le double du taux de chômage au sens du BIT. Les disparités sont très importantes entre pays de la zone euro (voir Figure 1 plus bas). L’Espagne et l’Italie comptent respectivement 30% et 25% de « chômeurs » au sens élargi (18% en 2008), la France 19% (14.5% en 2008), l’Allemagne 10% (16% en 2008).
En France, les taux de sous-emploi subi et de travailleurs découragés atteignaient respectivement 5.4% et 2.5% fin 2016 (4.4% et 1.4% en 2008), portant l’estimation du « slack » à 5.7 millions contre 3 millions selon le calcul du BIT. Le « slack » français est près de 4.5 points au-dessus de son niveau de 2008 (+1.5 millions), alors que le différentiel n’est que de 2.5 points pour le taux de chômage au sens du BIT (+850 000).
Au global, la zone euro dans son ensemble voit le « slack » augmenter de 3.4 points (+6.6 millions) depuis 2008, dont 1.4 points dus à l’augmentation du nombre de travailleurs en sous-emploi subi ou découragés (+2.7 millions). Aux Etats-Unis, le taux de chômage « U6 », équivalent au « slack » mesuré par la BCE, vient juste de revenir à 8.4%, son niveau de fin 2007. Et, malgré cette convalescence presque totale du marché de l’emploi, la croissance moyenne des salaires et l’inflation restent toujours nettement inférieures à leur moyenne de longue période. La persistance du « slack » sur le marché du travail américain pourrait provenir de la chute, aggravée par la crise, du taux de participation au marché du travail. Mais la faible croissance des salaires a également une composante structurelle,  qu’il convient de relier à la baisse de long terme des gains de productivité.
Au final, lorsqu’on se focalise sur le « slack » au sens large, il est difficile de considérer avec sérieux l’hypothèse selon laquelle la France ou la zone euro dans son ensemble seraient revenues (ou seraient proches de revenir) à leur niveau de chômage structurel. Seule l’Allemagne est susceptible de se trouver dans cette situation.
Or, un contexte de chômage élevé avec une inflation très faible et des taux directeurs déjà ramenés à zéro est une situation bien connue des économistes (« trappe à liquidité » de Keynes), qui appelle une relance de la demande par la dépense publique. Mais la trappe à liquidité dans une zone monétaire non politiquement intégrée devient politiquement insoluble. L’épargne privée surabondante ne se porte pas sur la dette d’un gouvernement fédéral pouvant la réorienter vers des investissements de nature à soutenir la demande mais sur les dettes publiques des pays « cœur », France et Allemagne, dont la première ne peut pas dépenser en vertu des traités et la seconde ne veut pas dépenser au nom de la défense des intérêts des épargnants et de son obsession pour la rigueur budgétaire.
Entamer des réformes structurelles dans le contexte de la trappe à liquidité, c’est un peu comme augmenter la vitesse maximale autorisée sur une route embouteillée. En fait, cela peut même devenir contreproductif si les réformes de flexibilisation du marché du travail exercent une pression à la baisse sur les salaires, car alors la crise de demande en est aggravée. Comme vient de le confirmer la dernière enquête de l’INSEE auprès des entreprises françaises, Il convient d’abord de libérer le verrou de la demande avant de pouvoir se préoccuper de la compétitivité et de la flexibilité de l’offre.

Le big bang de la doctrine économique conservatrice au Royaume-Uni est-il exportable de l’autre côté de la Manche ?

Publié dans le magazine Ma Yesh, juin 2017
Publié dans Le Figaro Vox sous le titre "Theresa May, l'anti Margaret Thatcher"

Le Manifeste du parti conservateur britannique publié il y a quelques jours en vue des élections anticipées du 8 juin prochain marque un changement radical dans la philosophie du « Tory Party ». Les observateurs de la vie politique britannique avaient pu déjà déceler les signes avant-coureurs de cette contre-révolution thatchérienne dans la tonalité interventionniste et volontariste des discours de Theresa May depuis qu’elle a remplacé David Cameron au 10 Downing Street après le référendum du 23 juin 2016. On peut lire dans le Manifeste notamment ce passage: « Nous ne croyons pas aux marchés libres sans entraves, nous rejetons le culte de l’individualisme égoïste, détestons les inégalités, la division sociale et l’injustice, voyons les dogmes et l’idéologie non seulement comme inutiles mais dangereux. Le vrai conservatisme signifie un engagement envers le pays et la communauté, une foi non seulement dans la société mais dans le Bien que le gouvernement peut apporter ». 



C’est un changement de paradigme radical par rapport à la croyance, portée par Margaret Thatcher, que le gouvernement est toujours le problème plutôt que la solution. Ainsi, la Dame de Fer affirmait-elle lors d’un discours au parti conservateur en octobre 1987 : « La société n’existe pas. Il y a des hommes et des femmes individuels, et il y a des familles. Et aucun gouvernement ne rien faire autrement qu’à travers les gens, et les gens doivent se préoccuper d’eux-mêmes en premier lieu. Il est de notre devoir de s'occuper de nous-mêmes, puis de s'occuper de notre voisin. Les gens ont trop de droits, sans les obligations, parce qu'il n'y a pas de droit si on ne s’est pas d’abord plié à une obligation. »   




Les trente années qui séparent les discours de ces deux leaders féminins emblématiques du parti conservateur ont été marquées par l’explosion des inégalités sociales et régionales outre-Manche. Le coefficient de Gini du Royaume-Uni, qui mesure les inégalités de revenus au sein de la population en âge de travailler, est un des plus élevés des pays de l’OCDE. Les inégalités régionales entre la capitale et les régions les plus pauvres sont les plus marquées de toute l’Europe. Les quatre décennies de dérégulation financière, de libéralisation des flux financiers et commerciaux, de destruction de l’Etat-Providence et de flexibilisation du marché du travail qui ont suivi les chocs pétroliers des années 70, ont favorisé le développement débridé du secteur financier, en même temps que le déclin des anciennes régions industrielles du Nord-Est de l’Angleterre, celles-là-même où l’on a voté à près de 60% pour sortir de l’Union Européenne lors du référendum du 23 juin (pendant que certains quartiers du centre de Londres se prononçaient à 70% pour le Remain). Certes, le Tory party contient encore un certain nombre d’héritiers idéologiques de Thatcher, qui comptaient sur le Brexit pour débarrasser le Royaume-Uni de la « bureaucratie bruxelloise » et finir de transformer le Royaume-Uni en grand paradis fiscal  aux portes de l’Europe. Mais, Theresa May, en fine politique, a fait le constat que le vote en faveur du Brexit provenait non des gagnants mais des perdants de la mondialisation, et exprimait autant un rejet de l’Union Européenne en tant que telle, que celui de la City et plus généralement des élites dirigeantes du pays, qui sont perçues, non sans raison, comme ayant détourné le pouvoir politique à leur seul profit depuis les années 80. Déterminée à accomplir la volonté majoritaire du peuple britannique qui s’est exprimée à travers ce vote, mais surtout à réparer les fractures sociales et culturelles très importantes qui se sont creusées en son sein depuis une quarantaine d’années, elle a axé son discours sur la reconstruction d’une nation qui « marche pour tous », mettant l’accent sur la réindustrialisation du pays, l’investissement dans les infrastructures et le système éducatif, l’aide aux petites et moyennes entreprises, l’aménagement du territoire, la protection des travailleurs pauvres et précaires, le contrôle des écarts de rémunérations et la participation des salariés au sein des entreprises. De manière intéressante, certains politiques industrielles prônées par Theresa May, comme le fait de réserver un tiers des commandes publiques aux petites entreprises britanniques d’ici 2020, se heurtent aux règles du Marché Unique européen. Cette orientation, qui vient s’ajouter au souhait de mieux contrôler les flux migratoires en provenance de l’UE, autre préoccupation exprimée par le vote pro-Brexit, confirme la volonté de Theresa May de négocier une réelle sortie du Marché Unique plutôt qu’un statut à la norvégienne. 


Certains à gauche restent incrédules, pointant les contradictions internes de la plateforme économique des Tories (comment vouloir faire tout ce qui est annoncé tout en se refusant à augmenter les impôts sur les entreprises et les plus aisés et en voulant réduire la dette publique ?) ou encore les incohérences personnelles de Theresa May, qui avait montré avant le référendum une inclination personnelle plutôt économiquement libérale (votant ainsi en 2013 en faveur d’une loi obligeant les salariés à payer des frais de £1200 pour toute procédure engagée contre leur ancien employeur). L’avenir dira si cette résurgence du « Red Tory » n’aura été qu’une stratégie électorale à court terme, destinée à reconquérir provisoirement le vote des classes populaires, qui ont massivement déserté les partis politiques traditionnels, au profit notamment du parti eurosceptique UKIP. 


Mais le changement de paradigme intellectuel et politique est lourd et dépasse de loin le cadre du Tory party. Le Labour Party s’est lui aussi réinventé sous l’impulsion de son leader Jeremy Corbyn, qui a mis fin à l’emprise idéologique du « New Labour » de Tony Blair. La plateforme travailliste s’est musclée et charpentée sur la lutte contre les inégalités de revenus (à travers la proposition d’un système de taxation beaucoup plus progressif), mais aussi sur la protection et le pouvoir d’achat des salariés (projet d’interdire les contrats zéro heure, d’augmenter le salaire minimum), sur la réforme du système de sécurité sociale (projet de renationaliser le système de santé), et sur l’amélioration des services publics (projet de redévelopper une éducation de qualité et gratuite pour tous, de renationaliser des secteurs privatisés comme celui du rail). 



Le résultat de ces nouvelles orientations doctrinales des deux grands partis britanniques est un retour des classes populaires vers les partis traditionnels : Tory et Labour s’arrogent respectivement 45% et 35% des intentions de vote d’après les derniers sondages, contre seulement 5% pour le UKIP. Ces chiffres étaient de respectivement 35%, 30% et 20% - des scores qui feraient déjà pâlir d’envie les partis de gouvernement français- juste avant le référendum du 23 juin. Ces tendances sont une matière à réflexion pour les partis traditionnels européens, victimes du même processus de désertion que le Labour et le Tory party avant le référendum du 23 juin. Les politiques molles d’aménagement du statu quo ne fonctionnent plus. Celle des « marchistes », consistant à maquiller la poursuite du statu quo sous des traits « révolutionnaires » est également condamnée à l’échec. Le seul moyen de reconquérir les classes populaires sera pour les partis de gouvernement de proposer un véritable « New Deal » en leur faveur. Pour les pays de la zone euro, ce sera un exercice beaucoup plus difficile que pour le Royaume-Uni, comme l’a montré l’expérience de Syriza en Grèce : toute promesse faite aux classes populaires d’en finir avec l’austérité et les politiques de déflation salariale se heurtera au consensus européen en faveur de telles politiques et surtout, à la pression conjointe des marchés financiers et de la BCE, qui étranglera efficacement toute velléité contestataire au sein de l’Union Monétaire.  Euro ou démocratie, faudra-t-il choisir ?  

mardi 16 mai 2017

L'origine de la crise de la zone euro ne se trouve pas en France mais en Allemagne

La zone euro avait une croissance de son PIB réel par tête autour de 1.8% avant 2007. Depuis 2007 le PIB par tête en zone euro n'a quasiment pas augmenté et le taux de chômage est toujours supérieur de 3 points à son niveau d'avant-crise (Figure 1a). La zone euro apparaît comme l'ensemble le plus profondément enlisé de tous les pays avancés, avec un "gap" de PIB de 15% par rapport à la tendance pré-crise (Figure 1b). 
La plupart des analystes français insistent sur le retard pris par la France et les autres "pays du Sud" dans les "réformes", sur le niveau d'endettement public qui "grèverait la confiance" etc, en occultant la dimension profondément européenne de cette crise. Cette note a pour but d'en éclairer l'origine.

I) L'orgine de la crise de demande dans la zone euro

De 2000 à 2007, des écarts de compétitivité se sont creusés entre l'Allemagne et les pays dits "peripheriques" (Espagne, Italie, Grece, Irlande...).
 Pendant que l'Allemagne pratiquait une politique de compression des salaires avec les reformes Schroeder de 2003, et se mettait à accumuler des excédents commerciaux, les pays périphériques, eux, voyaient leurs coûts salariaux rapidement augmenter et enregistraient de forts déficits commerciaux (Figure 4).
Jusqu'en 2007 la croissance globale européenne s'est maintenue à un niveau élevé grâce à l'afflux de capitaux français et allemands vers les pays périphériques, qui se finançaient ainsi à un coût très bas.
Après 2010, les créanciers des pays périphériques ont soudain arrêté de les financer, prenant conscience des bulles d'endettement (surtout des ménages et entreprises) qui se formaient dans ces pays.
Le déficit commercial des pays périphériques ne pouvant plus être financés par les investisseurs privés, il y avait trois choix possibles pour les leaders europeens:
1) maintenir ces déficits et les financer par des fonds publics (ce qui est courant au sein des zones monétaires plus intégrées politiquement que la zone euro)
2) réduire symétriquement l'excédent allemand et les déficits périphériques (qui se correspondent à peu près, comme le montre la Figure 2) notamment par une hausse forte des salaires en Allemagne
3) obliger les pays périphériques à contracter leurs dépenses sans effort symétrique de l'Allemagne pour augmenter les siennes.
C'est cette dernière voie qui a été choisie (voir Figure 3), à travers des réformes et traités qui feront l'objet d'une autre note.
Ces pays représentant 1/3 du PIB de la zone euro, l'effet de cet ajustement a été dépressif sur toute l'économie européenne.

Figure 1a: PIB réel par tête (gauche) et taux de chômage dans les principaux pays avancés


Figure 1b: PIB réel par tête en zone euro (base 100 = 1995) avec trend d'avant-crise. Le PIB réel par tête est actuellement 15% en-dessous du niveau où il serait si la croissance d'avant-crise s'était maintenue.



Figure 2: Balances courantes allemande et périphérique avant-crise


Figure 3: Balances courantes allemande et espagnole avant et après crise

II) Le problème de l’excédent allemand

Dans la première partie, nous avons évoqué le mode d’ajustement asymétrique des économies au sein de la zone euro : les pays avec un déficit de balance courante ont été contraints de réduire brutalement leurs dépenses tandis que l’Allemagne, dont l’excédent courant correspond à la totalité du déficit courant périphérique, n’a pas augmenté ses dépenses.

Dans ce qui suit, nous allons nous attarder plus longuement sur « le problème de l’excédent allemand » : 
-        Partie 1 : pourquoi l’Allemagne enregistre-t-elle un tel excédent courant ? (rappel : l’excédent courant correspond à la balance commerciale à laquelle il faut ajouter notamment les revenus financiers provenant des investissements des résidents à l’étranger et retrancher les revenus financiers liés aux investissements étrangers dans l’économie domestique).
-        Partie 2 : Quelles en sont les conséquences pour l’économie européenne ? Comment l’Allemagne pourrait faire pour réduire cet excédent ? Fait-elle tout ce qui est en son pouvoir pour le faire ?


1) L'origine de l'excédent allemand

L’Allemagne a, pendant les années 90, encaissé le choc de la réunification. Des investissements considérables ont dû être effectués et une modération salariale imposée pour rétablir la compétitivité du pays, plombée par la faible productivité des usines de l’ancienne RDA et la conversion à parité de tous les prix, salaires et dépôts est-allemands en marks ouest-allemands.

 A partir de 2003, le chancelier Schröder lance l’Agenda 2010, un ensemble de réformes destinées à rétablir la compétitivité de l’économie allemande et à réduire le chômage. Ces mesures consistent en particulier à réduire la fiscalité sur les entreprises, à flexibiliser le marché du travail (naissance des « mini-jobs »),  ainsi qu’à revoir à la baisse les allocations chômage et l’assurance maladie. Ces réformes, baptisées « Hartz », sont très controversées aujourd’hui, le leader de l’opposition Martin Schulz voulant en particulier les revoir profondément s’il succède à la chancelière Angela Merkel en septembre. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Comme on le voit sur la Figure 4, le « coût unitaire du travail » en Allemagne (qui se définit comme le coût horaire du travail divisé par la productivité) décline de 2003 à 2007, alors que ce coût augmente au même rythme que l’inflation en France et à un rythme de 3% par an dans les pays périphériques. Le fait que ces différents pays partagent la même monnaie depuis le lancement de l’euro en 2002 a protégé l’Allemagne d’éventuelles « dévaluations compétitives » de ses voisins. Celles-ci seraient inévitablement arrivées si ces pays avaient disposé de leurs monnaies après la crise de 2008.

Figure 4: coût unitaire du travail moyen en Allemagne, Espagne, France et Italie (base 100 = 2000) (données Eurostat). Le coût unitaire du travail se définit comme le coût du travail horaire divisé par la productivité horaire.

 D’autre part, l’industrie allemande disposait anciennement d’un positionnement de haute valeur ajoutée (automobile de luxe, machines-outils) et, après la chute du Mur, elle a pu capitaliser sur la disponibilité d’une main d’œuvre qualifiée à bas coût dans son « Hinterland » (Pologne, Slovaquie, Tchéquie etc.). Le positionnement de son industrie a correspondu à merveille avec le grand boom des matières premières et des pays émergents de 2000 à 2008.

La compression des bas salaires consécutive aux réformes Hartz a d’autre part augmenté les inégalités de revenus et l’épargne domestique allemande (la propension à épargner est plus importante chez les plus hauts revenus que chez les plus bas revenus). Le pays accumule d’autre part une épargne de précaution pour parer à son vieillissement. L’investissement domestique privé a lui aussi stagné du fait du manque d’attractivité du marché domestique (consommation plombée par la compression des bas salaires et par le vieillissement démographique) et la dépense publique s’est trouvée freinée par les « faucons » conservateurs qui sont aux commandes du ministère des finances depuis 2009. Un excès d’épargne sur l’investissement privé dans un contexte de neutralité budgétaire ne peut que se traduire, en vertu d’une équation comptable macroéconomique, que par un excédent de la balance courante. L’excès d’épargne va s’investir à l’extérieur et servir à financer le déficit commercial du reste du monde vis-à-vis de l’Allemagne.

Comme on le voit sur la Figure 5, l’effet de ses différents facteurs sur sa balance courante a été spectaculaire, celle-ci passant de -2% à 7% du PIB juste avant la crise de 2008. Depuis la crise, elle a encore augmenté jusqu’à atteindre 8.6% du PIB en 2016, soit 270 milliards d’euros. Cette augmentation est due en particulier à la politique monétaire expansionniste de la BCE à partir de la fin 2014, dont la conséquence a été la baisse de l’euro de 1.4 à 1.1 dollars, avec comme corollaire la stimulation des exportations pour les pays de la zone euro disposant du plus fort tissu industriel…. Le FMI prévoit une lente diminution de cet excédent dans les années à venir (Figure 5).


Figure 5: balance courante allemande en % du PIB


Sur la Figure 4, on voit que le coût unitaire du travail augmente plus rapidement en Allemagne que dans les autres pays depuis 2010. C’est la condition d’un réalignement des compétitivités quand la dévaluation monétaire n’est pas possible. Mais, si la convergence est rapide dans le cas de l’Espagne (qui a mis en place des mesures similaires aux lois Hartz à partir de 2010, elle est beaucoup plus lente dans le cas de la France et de l’Italie, dont le marché du travail est beaucoup moins flexible. Une différence essentielle entre le contexte des années 2000 et celui des années 2010 est que, dans les années 2000, les pays périphériques ont connu une forte hausse de leurs coûts salariaux pendant que l’Allemagne réalisait son ajustement (+ 3% par an en moyenne). Dans les années 2010, l’ajustement périphérique est rendu plus difficile par la très lente hausse des coûts salariaux unitaires en Allemagne (seulement + 2% par en moyenne). 


Nous allons maintenant analyser les conséquences de l’excédent allemand pour l’économie européenne ainsi que sur les moyens par lesquels l’Allemagne pourrait le réduire.


2) Un excédent impossible à réduire?

Nous avons exposé plus haut les origines du gigantesque excédent courant allemand (forte épargne domestique, faible investissement privé, rigueur budgétaire, secteur exportateur très dynamique, baisse de l’euro depuis 2014).

Dans cette dernière partie, nous allons tenter de répondre aux questions suivantes : Quelles sont les conséquences de l’excédent allemand pour l’économie européenne ? Comment l’Allemagne pourrait faire pour réduire cet excédent ? Fait-elle tout ce qui est en son pouvoir pour le faire ?

Qu’est-ce que cela signifie exactement qu’un pays se trouve en excédent courant structurel ? Cela veut dire qu’il produit structurellement plus qu’il ne dépense (les dépenses incluent ici les dépenses de consommation et d’investissement, publiques et privées). Autrement dit, ce pays vit en-dessous de ses moyens : il « subtilise » de la demande au reste du monde, obligeant les autres pays à s’endetter vis-à-vis de lui. En même temps qu’il exporte ses produits, le pays en excédent exporte des flux de capitaux vers le reste du monde, ces flux servant à financer la dette des autres pays vis-à-vis de lui. Si cet excédent est temporaire, alors les créances accumulées peuvent s’annuler lorsque le pays repasse en déficit courant, ce qui permet à la dette du reste du monde d’être remboursée. Mais, si l’excédent devient structurel, alors les créances du pays excédentaire sur le reste du monde (et la dette du reste du monde vis-à-vis du pays excédentaire) ne font que s’accumuler sans fin au cours du temps. C’est ce qui se passe dans le cas de l’Allemagne.

C’est un peu comme une relation entre une cigale et une fourmi, où la fourmi prêterait chaque jour à la cigale de quoi lui acheter le fruit de son labeur. La cigale verrait ainsi sa dette augmenter chaque jour vis-à-vis de la fourmi, sans aucun espoir de la rembourser car, pour la rembourser, il faudrait que la fourmi se décide à dépenser son surplus accumulé au fil des jours, ce qu’elle ne se résout jamais à faire…
Jusqu’à la crise financière de 2007-2008, le capital exporté par l’Allemagne se dirigeait essentiellement vers les pays périphériques, tout comme une part importante de l’excédent commercial allemand. Après la crise, ces flux de capitaux se sont subitement interrompus, à cause de la défiance des investisseurs privés vis-à-vis de la dette périphérique. Ils se sont donc dirigés vers l’extérieur de la zone euro. Parallèlement, du fait de la compression du marché intérieur européen, l’excédent commercial allemand s’est redirigé de l’Europe vers les Etats-Unis et la Chine.

On pourrait objecter que c’est peut-être le reste du monde (la cigale) qui vit au-dessus de ses moyens, plutôt que l’Allemagne (la fourmi) qui vit en-dessous de ses moyens. Comment trancher entre les deux hypothèses ? La réponse nous est fournie par les taux d’intérêt des grands pays industrialisés depuis 2007 (voir Figure 6) : ces taux sont au niveau le plus bas de toute leur histoire. Ceci signifie que le monde souffre aujourd’hui d’un excès d’épargne (ou d’un manque de dépenses), le déséquilibre entre épargne et dépenses se traduisant par des taux d’intérêt très faibles, voire quasiment nuls dans le cas de l’Allemagne. Cet excès d’épargne au niveau global est probablement l’une des causes majeures de la faiblesse de la croissance mondiale depuis la crise de 2007-2008. 

L’Allemagne, avec son excédent commercial record, est un responsable majeur de cet excès d’épargne. Si elle le résorbait, ce serait 270 milliards d’euros de dépenses supplémentaires chaque année qui s’ajouteraient au PIB mondial (environ 0.4% du PIB mondial, soit plus de 10% de la croissance mondiale…). Compte tenu de l’intensité des échanges commerciaux entre l’Allemagne et ses partenaires de la zone euro, une grande partie de ce bénéfice irait directement au reste de la zone euro. L’excédent allemand représentant environ 2.5% du PIB de la zone euro, sa disparition provoquerait une puissante relance de la demande intérieure européenne.

Figure 6: taux gouvernementaux à 10 ans pour l'Allemagne, les Etats-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et la France


Explorons maintenant les voies par lesquelles l’Allemagne pourrait réduire son excédent. Il y en a au moins trois :
  • Elle pourrait redistribuer de façon directe du pouvoir d’achat aux classes moyennes et populaires, qui ont été particulièrement touchées par les réformes Hartz (voir note précédente) : i) hausse supplémentaire du salaire minimal (il y a une seule hausse du salaire minimum, de 0.34 euros en 2017, depuis son instauration à 8.5 euros par heure en 2015…), ii) augmentation des allocations chômage fortement coupées par les lois Hartz, pouvant donner du pouvoir de négociation aux salariés, iii) baisses d’impôt pour les plus bas revenus. Ce type de mesures aurait comme conséquence une détérioration de la compétitivité salariale allemande par rapport à ses voisins de la zone euro, une diminution de l’épargne, une hausse des investissements privés (attirés par un marché domestique plus dynamique), tous ses effets allant dans le sens de la diminution de son excédent. La hausse des salaires réels en Allemagne est certes supérieure à ce qu’elle est chez la plupart de ses voisins en zone euro, du fait du taux de chômage très faible (moins de 5%), mais cette hausse n’a quasiment jamais dépassé le rythme de 2% par an depuis 2010 et s’est même considérablement ralentie ces douze dernier mois (autour de 1% par an aujourd’hui).
  • L'Allemagne pourrait engager des dépenses d’investissement public, son niveau d’investissement public étant de seulement 2% du PIB (largement inférieur à la moyenne européenne, qui est à 3%) et ses infrastructures étant dans un état très préoccupant (voir par exemple http://www.cnbc.com/2016/09/14/germany-has-a-crumbling-infrastructure-problem.html). Dans un contexte de plein emploi, ces dépenses d’investissement public auraient pour effet d’enclencher une hausse importante des salaires réels et de l’inflation. Compte tenu du niveau de ses taux d’intérêt (voir Figure 6) et de son excédent budgétaire (0.8% du PIB en 2016), elle pourrait largement le faire sans dégrader sa solvabilité financière.
  •   Elle pourrait encourager fiscalement les dépenses d’investissement privées (par exemple par des crédits d’impôt).

En plus de ces trois possibilités, l’Allemagne pourrait accepter de réinvestir son excédent courant vers les économies périphériques de la zone euro, ce qu’elle se refuse à faire depuis le début de la crise. Cela permettrait de « recycler » cette épargne au service de la croissance européenne plutôt qu’à l’extérieur de l’Europe.

L’Allemagne, régulièrement mise en accusation par le FMI, le Département du Trésor américain, la Commission Européenne, l’OCDE, et depuis janvier 2017, par le nouveau président américain Donald Trump, au sujet de son excédent courant, a toujours répondu jusqu’à présent que cet excédent n’était pas le fruit d’une politique délibérée, mais de sa participation à l’Union Monétaire Européenne : à cause de celle-ci, le cours de sa monnaie est sous-évalué de plus d’un tiers par rapport à celui qui prévaudrait si elle disposait de sa propre monnaie… Argument d’une certaine mauvaise foi au regard de la discussion précédente.


lundi 24 avril 2017

Macron, sauveur ou illusionniste ?

Publié par le magazine Ma Yech, mai 2017

La présidentielle française a révélé l’éclatement du paysage politique française en quatre groupes politiques d’importance quasi-égale : un courant anti-mondialisation de gauche, incarné par Jean-Luc Mélenchon (qui sera probablement rejoint par l’aile gauche du PS), un courant anti-mondialisation de droite, représenté par Marine Le Pen, un mouvement pro-mondialisation de gauche, porté par Emmanuel Macron (et à travers lui, par toute l’aile sociale-libérale du PS), et enfin un courant pro-mondialisation de droite, emmené par François Fillon. 

Les deux courants anti-mondialisation ont en commun la contestation du libre-échange, ainsi que le refus des politiques de l’offre et d’austérité qui sont imposées en Europe depuis 2010. Ils s’opposent sur la réponse à opposer à la menace terroriste, sur la conception de l’identité et, de façon cruciale, sur l’ouverture aux flux migratoires. 

Les deux courants pro-mondialisation sont en faveur du libre-échange et partagent l’ambition de réformer le modèle économique français selon le modèle promu par les institutions européennes (libéralisation du marché du travail, maîtrise du coût du travail, réduction du poids de l’Etat en particulier). Ils s’opposent sur les thématiques sécuritaires, migratoires et identitaires, selon la même ligne de fracture que les deux courants anti-mondialisation. Ces deux cousins politiques, que les politologues Bruno Amable et Stefano Palombarini désignent sous le nom de « bloc bourgeois », ont émergé sur les cendres de l’ancien système bipartite droite/gauche, qui a éclaté sous la pression de la mondialisation et des politiques européennes à partir du début des années 80. La financiarisation de l’économie et la politique de l’offre qui se sont imposées dans l’ensemble des pays occidentaux ont conduit les blocs de droite et de gauche à donner une importance démesurée aux classes moyennes et supérieures, aux dépens des classes populaires. Progressivement, le vote des classes populaires a migré vers les deux courants anti-mondialisation tandis que les deux forces pro-mondialisation se partageaient celui des classes moyennes et supérieures. Le bloc bourgeois, qui représentait jusqu’aux élections de 2012 plus de 70% de l’électorat (en regroupant les voix du PS, de la droite et du centre), pouvait jusqu’à présent, grâce au système majoritaire, donner lieu à des alternances plus ou moins factices entre « droite » et « gauche » de gouvernement (qui ne se divisaient plus en réalité que sur certaines thématiques identitaires). Aujourd’hui réduit à moins de 50% de l’électorat, ce bloc est condamné à forger des alliances parlementaires pour gouverner.  En conséquence, l’alternance, si elle devait avoir lieu, ne se ferait plus désormais au sein du bloc bourgeois mais à l’extérieur.

Le rapprochement des deux courants pro-mondialisation s’est logiquement opéré dès le soir du premier tour, et devrait permettre à Emmanuel Macron de devenir le prochain président de la République puis de former une coalition majoritaire au parlement sur un agenda de réformes « structurelles » que les deux mouvements appellent de leurs vœux. Pour ces deux courants, ces réformes sont le préalable indispensable à une relance du moteur franco-allemand, devant aboutir à la création d’une gouvernance économique de la zone euro et en particulier d’un budget fédéral pouvant mener des politiques fiscales « contra-cycliques » à même de répondre à la crise de demande que connaît l’Europe depuis 2008.

Si ce scénario se confirmait, plusieurs obstacles de taille se dresseraient cependant sur la route d’Emmanuel Macron.

Les premiers sont liés à la difficulté de surmonter les fractures internes françaises. Le « bloc bourgeois », en particulier, est fracturé sur les questions identitaire et migratoire. Emmanuel Macron s’est déclaré favorable pendant la campagne à une politique ouverte sur le plan migratoire, en particulier en direction des réfugiés syriens. Il est beaucoup plus libéral sur le plan des mœurs que les mouvements qui constituent le socle de l’électorat de Fillon (Manif pour Tous, Sens Commun). Il n’a pas de programme charpenté face à la menace terroriste, à la différence de Fillon qui lui a consacré un ouvrage et qui en a fait un de ses thèmes de campagne. Il est partisan d’une laïcité « ouverte », compatible avec l’affichage de signes d’appartenance religieuse dans l’espace public, ce qui n’est pas le cas d’une bonne partie de la droite.  Ces thématiques jouent un rôle particulièrement important dans le contexte de la montée en puissance du fondamentalisme islamique. Le refus de Sens Commun, de Jean-Frédéric Poisson, de Christine Boutin de prendre position entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron à l’issue du premier tour donne un avant-goût des divisions internes du bloc bourgeois sur les questions identitaires. L’autre opposition à laquelle devra faire face Emmanuel Macron est celle provenant des courants anti-mondialisation de gauche et de droite. Ces deux mouvements ont dépassé tous les deux leurs records historiques de voix à cette présidentielle, représentant à eux deux plus de 45% de l’électorat (en incluant Nicolas Dupont—Aignan).  Il y a fort à parier, en particulier, que la « France Insoumise » de Mélenchon, galvanisée par son succès et privée de son porte-parole au second tour, se lèvera en bloc quand Emmanuel Macron tentera de faire passer par ordonnances des réformes de libéralisation du marché du travail au cours de l’été 2017.

Le second obstacle de taille concernera la réticence de l’opinion allemande à accepter sa part de responsabilité dans la crise européenne. Pour une large majorité de l’électorat allemand, l’Allemagne doit son succès actuel à ses réformes douloureuses menées à partir de 2003 et ses partenaires ne doivent leurs difficultés qu’à leur engagement insuffisant dans la voie de ces mêmes réformes. Pour cette frange majoritaire de l’opinion, aucun transfert budgétaire, aucune mutualisation des dettes publiques, aucun mécanisme crédible d’assurance des dépôts ne doit être accordé aux cigales de l’Europe : la politique d’ajustement est une voie à sens unique devant conduire les pays non compétitifs à converger unilatéralement vers le modèle allemand. Dans la campagne électorale qui l’oppose à Angela Merkel, Martin Schulz, le nouveau leader du parti social-démocrate allemand, a d’ailleurs cru bon de durcir son discours face à l’érosion de sa popularité et l’énorme capital confiance dont jouit sa concurrente : il vient d’enterrer le projet de mettre en place des mécanismes de solidarité au sein de la zone euro ainsi que celui d’une relance budgétaire en Allemagne. Or, une telle relance est tout à fait indispensable pour réduire l’excédent record de sa balance courante (8.5% du PIB, soit 270 milliards d’euros en 2016), provoquer une forte hausse des salaires en Allemagne et fournir de l’oxygène à ses partenaires. Plus la victoire d’Emmanuel Macron sera large face à Le Pen au second tour, plus le futur gouvernement allemand sera rassuré sur la stabilité politique de la zone euro face au risque populiste et réticent à lâcher du lest sur les deux mamelles de la politique économique européenne (austérité et compétitivité), enlisant la zone euro dans le chômage de masse et la dépression et alimentant la vague anti-establishment dans toute l’Europe.


Gageons que le triomphe probable d’Emmanuel Macron à la présidentielle sera accueilli par les marchés financiers et les capitales européennes avec un énorme soulagement. Mais ce qui sera sans nul doute présenté comme un salutaire « sursaut républicain » face à la « menace xénophobe » pourrait bien s’avérer une victoire à la Pyrrhus.  Le « bloc bourgeois » ne pourra éternellement se maintenir au pouvoir par la diabolisation de ses opposants politiques. Ni par des campagnes marketing visant à rendre le système qu’il gère depuis 30 ans moins détestable aux yeux de ceux, toujours plus nombreux, qu’il laisse sur le bord de la route.