mercredi 4 mai 2016

Aux sources du mal français

Publié dans le magazine Ma Yech - mai 2016

Depuis quelques années, il est de bon ton de fustiger le « modèle social » français. Sans « réformes structurelles», destinées à accroître la flexibilité du marché du travail, réduire les dépenses publiques et renforcer la concurrence sur le marché des biens et des services, la France serait condamnée à décliner et même à perdre à terme la confiance de ses créanciers sur les marchés (une prédiction apocalyptique proférée avec obstination par les détracteurs du modèle français depuis le début de la crise grecque fin 2009…).

Mais les taux d’emprunt français restent ancrés au niveau le plus bas de toute leur histoire et un diagnostic plus précis révèle une maladie française bien différente de celle que la doxa du moment voudrait à tout prix nous faire porter.

S’il est indéniable que la France souffre d’un problème d’offre (avec une profitabilité des entreprises inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE, un niveau de gamme insuffisant de son industrie, des investissements de productivité en panne, et un problème de compétitivité-coût par rapport à ses concurrents européens), son problème principal aujourd’hui est celui d’un manque de demande, qu’elle partage avec l’ensemble de la zone euro.

Ce déficit de demande européen se traduit à travers plusieurs indicateurs objectifs. Le premier est le taux d’inflation, qui même en excluant les prix les plus volatiles (pétrole, matières premières), n’a cessé d’être inférieur à la cible des 2% depuis 2009 (l’inflation dite « cœur » s’établit autour de 1% aujourd’hui dans la zone euro). Le second indicateur est celui du taux de chômage, qui est aujourd’hui à plus de 10%, trois points de plus qu’avant la crise et proche du point haut des vingt dernières années. Enfin, l’excédent courant de la zone euro s’affiche à près de 4% du PIB (0% avant la crise), traduisant la destruction de la demande dans les pays « périphériques » (Espagne, Portugal, Grèce, Irlande, Italie) depuis 2008.

Face à la crise de demande qui ébranle l’ensemble de la zone euro, le « modèle français » tant fustigé a fait preuve d’une grande résilience depuis le début de la crise. Des pays présentés comme des modèles structurels (en termes d’organisation du marché du travail comme de gestion des finances publiques), tels que la Finlande et les Pays-Bas, ont connu une croissance du PIB par tête bien moindre que celle de la France sur la même période. Dans la zone euro, l’Allemagne est en fin de compte le seul grand pays à être parvenu à obtenir une croissance plus élevée que la France depuis 2008.

Un diagnostic erroné de la crise européenne a conduit les instances dirigeantes européennes à imposer aux économies périphériques de la zone euro des politiques dites de « dévaluation interne » (compression des coûts salariaux) pour restaurer leur compétitivité perdue par rapport à l’Allemagne et redresser leurs déficits commerciaux. En réalité, pour maintenir la demande européenne, l’ajustement aurait dû être symétrique et passer par une forte revalorisation des salaires en  Allemagne, cette dernière ayant fortement comprimé ses coûts salariaux dans la décennie 2000 et enregistrant  un excédent commercial de plus de 6% de son PIB depuis une dizaine d’années. Les politiques de compétitivité salariale généralisées ont, malgré tous les efforts de la BCE, entraîné l’économie européenne dans une spirale récessive, où faibles salaires, faible inflation, faible demande et trappe d’endettement s’alimentent l’un l’autre. Mais, dans ce jeu à somme négative qui pénalise les investissements productifs et le potentiel de croissance de toutes les économies européennes, certains pays parviennent à limiter la casse. Ainsi, l’Espagne, malgré la perte de 15% de ses emplois et de 4% de son PIB depuis 2008, est devenue grâce à sa politique de compétitivité salariale, un concurrent redoutable de la France et de l’Italie sur le secteur moyen de gamme. Les investissements productifs y repartent fortement depuis 2012 (tout en restant à un niveau moins élevé qu’avant la crise). En France, du fait d’une rigidité plus grande du marché du travail, la dévaluation interne a pris la forme d’une « dévaluation fiscale » (CICE, Pacte de Responsabilité), c’est-à-dire une baisse de la fiscalité sur le travail, d’ampleur relativement modeste par rapport aux dévaluations salariales espagnole, portugaise et irlandaise. Le carcan de l’euro s’avère donc très pénalisant pour les pays aux marchés du travail moins flexibles (France, Italie), qui s’octroient une part de plus en plus petite d’une demande européenne toujours située en-dessous de son niveau de 2008 et de débouchés d’exportation touchés par l’ajustement chinois. La situation italienne est particulièrement inquiétante, avec un investissement productif au même niveau qu’au lancement de l’euro !

Cette impasse explique la tournure du débat politique sur la situation économique française. Maintenant que la guerre de la désinflation salariale lui a été déclarée, la France ne semble plus avoir d’autre choix que de s’engager plus franchement dans les politiques de dévaluation interne, non plus seulement via la baisse de la fiscalité sur le travail, mais via la compression des salaires eux-mêmes. Cette issue ne semble ni politiquement réalisable (en période de crise économique et sociale dans un pays réfractaire aux réformes) ni économiquement souhaitable (car l’Europe, compte tenu du poids de l’économie française dans la zone euro, s’enfoncerait alors pour de bon dans la déflation). C’est pourtant l’option qui sous-tend la loi El Khomri et qui semble faire consensus au sein des principaux partis modérés en vue des élections de 2017.

L’économiste américain Barry Eichengreen soulignait dans un article récent que
« la focalisation ordolibérale sur la responsabilité personnelle a promu une hostilité irraisonnée à l’idée que des actions qui sont individuellement responsables ne produisent pas automatiquement un résultat souhaitable au niveau agrégé. En d’autres termes, elle a rendu les Allemands allergiques à la macroéconomie ».


Cette allergie à la macroéconomie a contaminé la plus grande partie des sphères politiques et intellectuelles françaises, livré un continent entier au chômage de masse et laissé au FN le monopole presque exclusif de la critique de la gouvernance européenne. L’issue de la crise sera une nouvelle dévaluation par rapport au mark : ce fut d’ailleurs la solution traditionnellement adoptée avec succès par la France dans les années 70 et 80. Mais la dévaluation à venir ne pourra s’accomplir cette fois-ci qu’au prix d’un véritable changement de régime politique, en France et dans le reste de l’Europe. L’attente de ce dénouement inéluctable suscite espérance, angoisse ou déni selon les cas. C’est dans ce dilemme non résolu qu’il faut rechercher la source véritable du mal français.