samedi 3 décembre 2016

Les conséquences économiques de M. Trump

Publié par le magazine Ma Yech, décembre 2016

Donald Trump a créé la surprise en devenant le 45ème président élu des Etats-Unis. Si sa campagne s’est centrée avant tout sur les thématiques identitaires, sécuritaires et culturelles, Trump a su exploiter le sentiment de déclassement éprouvé par une partie des classes moyennes américaines, dont le revenu n’a pas augmenté en termes réels depuis une quarantaine d’années, alors même que celui des 1% plus riches s’est fortement élevé. Il a également surfé sur le double ressentiment identitaire et social des ouvriers blancs habitant les anciennes terres industrielles particulièrement touchées par les délocalisations vers les pays à bas coût. Le basculement dans le camp républicain d’un grand nombre d’Etats de la « Rust Belt » (Indiana, Pennsylvanie, Ohio, Wisconsin, Michigan), ancien bastions de l’acier et du charbon américains, aura scellé la victoire électorale de Trump.

Le logiciel économique de Donald Trump est tout à fait inédit, combinant des éléments traditionnels de l’offre républicaine, comme les baisses d’impôt et la dérégulation, et des thèmes traditionnellement portés par la gauche voire l’extrême gauche, comme les dépenses d’infrastructures et la critique du libre-échange.

Commençons par le programme de baisses d’impôt. Celui-ci consiste en un projet de réduction des taux marginaux d’imposition sur les ménages et les entreprises, de suppression de certains impôts et de création de nouvelles déductions fiscales. Selon le Tax Policy Center, ce programme ambitieux se traduira par une baisse de 9 500 milliards des rentrées fiscales sur la décennie (avant prise en compte des effets macroéconomiques du plan), 47% de ce montant allant aux 1% les plus aisés. Des déductions fiscales seront offertes aux acteurs privés participant au financement d’infrastructures, dont l’impact sur le budget devrait s’élever à plus de 130 milliards de dollars sur la décennie qui vient (l’investissement prévu en infrastructures est compris entre 500 et  1000 milliards, les besoins estimés étant de 3600 milliards de dollars). Le fait que ce plan d’infrastructures soit financé par le secteur privé plutôt que par l’argent public (comme le voulait Clinton) aura des impacts très importants : seuls les projets satisfaisant certains critères de rentabilité financière verront le jour, aux dépens d’autres projets ne rapportant pas de revenus. Les régions les plus riches et peu peuplées seront favorisées aux dépens des régions les moins densément peuplées et les plus pauvres. Ce plan donnera lieu à des effets d’aubaine : certains projets donnant droit à des déductions fiscales prendront la place d’autres projets qui auraient été financés en l’absence de ce plan.  Enfin, il n’y aura aucune garantie que le plan permettra le financement de projets qui n’auraient pas été financés autrement. Par conséquent, l’impact de ce plan en termes de création d’emplois nouveaux est incertain.

Le rapport de force, au sein du parti républicain, entre « faucons budgétaires », attachés à la maîtrise de la dette publique, et keynésiens, plus sensibles au problème des emplois et de la croissance, déterminera si ces baisses d’impôt seront financées par des coupes budgétaires ou par l’augmentation de la dette publique. Si les « gardiens du temple budgétaire» (dont Paul Ryan, le speaker républicain à la Chambre des Représentants, est l’emblème) prennent le dessus, Trump sera probablement contraint de financer les baisses d’impôt sur les hauts revenus par des coupes sur des postes de dépenses sociales sensibles comme Medicare et les retraites. Dans ce cas, l’impact des baisses d’impôt sur la croissance sera modeste voire négatif et cette politique aggravera en outre les fractures sociales et régionales ouvertes par la politique très inégalitaire des trois dernières décennies.

Si, au contraire, les faucons budgétaires du parti républicain sont mis en minorité, le programme de baisses d’impôt de Trump deviendrait un programme de relance fiscale par les baisses d’impôt, en tout point semblable à celui initié par Ronald Reagan dans les années 80. L’impact sur la croissance sera alors positif, quoique surtout favorable aux plus hauts revenus. Dans le contexte de quasi-plein emploi aux Etats-Unis, ce programme de relance se traduira en outre par un regain d’inflation et une hausse des taux de la Fed, qui viendra limiter ses effets favorables sur la croissance. Le marché obligataire a d’ailleurs incorporé ce scénario immédiatement après la victoire de Trump avec une augmentation des taux à 10 ans de 0.5% ainsi qu’une augmentation significative du taux d’inflation anticipé aux Etats-Unis.

A ce programme de baisse d’impôts, Trump ajoute un autre thème traditionnel du parti républicain : la lutte contre les réglementations de tous ordres qui « entravent la création d’emplois et l’investissement ». Trump veut en particulier revenir sur les régulations concernant le climat (Clean Energy Act, accord de Paris), avec pour ambition de renforcer le rôle déjà croissant des Etats-Unis dans la production d’énergies fossiles (gaz, pétrole et charbon), un thème qui a particulièrement séduit les régions ayant profité du récent boom du pétrole et du gaz de schiste (Ohio, Texas, Louisiane, Wyoming, Idaho, et Virginie Occidentale). Trump affirme également vouloir abroger au moins partiellement la réforme d’assurance maladie mise en œuvre par Obama (Obamacare), qui a permis à près de 10 millions d’Américains de contracter pour la première fois une assurance maladie. Les nominations d’ex banquiers à certains postes clé laissent enfin présager un retour en arrière sur les régulations financières de l’ère Obama destinées à prévenir les excès de la sphère financière (Dodd-Frank Act en particulier). La hausse du marché boursier américain post-élections a ainsi été portée par le secteur des small caps (souffrant le plus des régulations), par le secteur énergétique et par le secteur bancaire, qui enregistrait une hausse de 10% une semaine après l’élection de Trump.

Un autre thème de campagne, qui a mis Trump en porte à faux avec les cadres de son parti mais en résonance avec les préoccupations des cols bleus de la Rust Belt, a été celui du libre-échange. Trump, dans sa campagne, a en effet désigné les accords de libre-échange avec le Mexique et les « pratiques commerciales déloyales » chinoises comme les principaux responsables de la perte d’emplois industriels américains. Il a promis de renégocier les accords commerciaux dans un sens favorable à l’emploi aux Etats-Unis. Il a également pris l’engagement de lutter contre l’immigration mexicaine, présentée comme une menace pour les travailleurs américains. Cette orientation est potentiellement très coûteuse pour la croissance. Certes, les nouveaux accords de libre-échange tels que le Traité Transatlantique ou le Traité Transpacifique, qui étaient en cours de négociation avant l’élection de Trump (et qui seront maintenant enterrés) auraient eu des répercussions économiques probablement plus modestes que ne le prétendent leurs promoteurs. Cependant, renier les accords existants de façon brutale et unilatérale comme le souhaite Trump pourrait mener à un renchérissement du coût des importations, à des mesures de rétorsion commerciales, à une vague de mesures protectionnistes dans tous les pays, mais aussi à des tensions diplomatiques et même à une escalade militaire en particulier avec la Chine... D’ailleurs, la hausse du dollar et la baisse du peso mexicain qui ont accompagné l’élection de Trump constituent d’ores et déjà un handicap pour les exportations américaines et un soutien pour les importations en provenance des autres pays.


Pour l’instant, les marchés boursiers ont décidé, après un bref épisode de panique durant la nuit électorale, d’ignorer un certain nombre de risques concernant la présidence Trump (guerres commerciales, coupes drastiques de dépenses publiques sensibles, blocages institutionnels et politiques, scandales entourant la personnalité et le style de leadership de Trump, crise des relations transatlantiques…) et de se focaliser sur les facteurs positifs pour la croissance des bénéfices des entreprises à court terme (plan d’infrastructures, baisses d’impôts, dérégulations…). L’avenir dira s’ils ont eu raison. En ce qui concerne les classes moyennes, la prédiction est plus aisée : elles devront attendre quatre ou huit ans de plus avant d’espérer voir leur condition entamer un rattrapage avec celle des plus hauts aisés…

dimanche 13 novembre 2016

Qui seront les gagnants et les perdants du pétrole bas ?

Publié dans le magazine Ma Yech, novembre 2016

Le 28 septembre dernier, l’OPEP a annoncé qu’elle allait réduire sa production de pétrole de 700 000 barils par jour en 2016. Cette annonce correspond à la première décision de baisse de production du cartel depuis la crise financière de 2008, où le prix du baril était descendu à moins de 40 dollars.
Cette nouvelle a pris le marché par surprise, propulsant le prix du baril vers les 50 dollars.
Pour comprendre l’origine et la portée des événements actuels, il faut remonter plusieurs années en arrière. Le développement du pétrole de schiste aux Etats-Unis à partir de la fin de la décennie 2000 a profondément bouleversé le paysage énergétique mondial, hissant les Etats-Unis au rang de premier producteur mondial en 2014. Pour contrer ce développement, l’Arabie Saoudite avait décidé fin 2014 d’augmenter fortement sa production, contre la volonté des autres membres de l’OPEP, et contre ses propres intérêts financiers (nous y reviendrons plus bas). Ce changement de politique, conduit dans un contexte de faible croissance mondiale, a provoqué un excès d’offre de pétrole qui a fait passer les prix du pétrole d’un prix d’équilibre voisin de 100 dollars en 2011 à moins de 30 dollars au début de l’année 2016.

Cette politique s’est avérée plus coûteuse pour les membres de l’OPEP que pour l’industrie du pétrole de schiste américain. En effet, si les investissements en pétrole de schiste se sont bien provisoirement arrêtés du fait de l’effondrement des prix du pétrole en 2015, la baisse a également forcé les acteurs de cette industrie à innover et à rationaliser leurs coûts. Ainsi, les forages de pétrole sont repartis aux Etats-Unis dès juin 2016, après la stabilisation des prix du pétrole au-delà du seuil critique de 40 dollars le baril. L’industrie du pétrole de schiste américain bénéficie en outre de deux avantages déterminants : un temps de développement inférieur à un an (contre cinq ans dans le reste de l’industrie pétrolière) et une période d’amortissement des coûts fixes inférieure à 18 mois (contre dix ans généralement). Ces caractéristiques très particulières font que, non seulement l’industrie du pétrole de schiste américain n’a pas été irréversiblement détruite, comme l’espérait le royaume saoudien, mais sa flexibilité et ses coûts maîtrisés assurent que le prix du pétrole ne pourra plus dépasser durablement les 60 dollars, au moins tant que les contraintes écologiques et géologiques le permettront…

Or, le coût du pétrole bas est très élevé pour les  pays producteurs de pétrole dont l’économie est moins développée et moins diversifiée que celle des Etats-Unis, tels que l’Arabie Saoudite et la Russie. Dans certains cas, comme ceux du Venezuela et de l’Azerbaïdjan, la baisse des prix du pétrole a débouché sur une crise économique et sociale majeure. Ces différents pays doivent aujourd’hui mener des plans d’austérité drastiques pour équilibrer leur budget. Ils doivent également s’efforcer de diversifier leur économie, face à un reflux des prix du pétrole qui s’annonce structurel. Le défi sera immense pour l’Arabie Saoudite, qui n’a pu acheter la paix sociale qu’à grand renforts de pétrodollars face aux révoltes nées du printemps arabe. Devant l’ampleur de son déficit public (dépassant les 10% de son PIB), l’érosion rapide de ses réserves de change, et une crise bancaire naissante, le Royaume wahhabite, qui vient de conduire avec succès la première levée de dette publique de son histoire, a donc décidé qu’il était temps d’agir pour faire remonter les cours du baril.

Pour l’instant, les pays de l’OPEP n’ont manifesté qu’une intention de réduire leur production. Ce n’est qu’après la réunion de l’OPEP du 30 novembre à Vienne, que nous saurons si cette intention sera suivie d’effet et comment seront répartis les efforts entre pays de l’OPEP (la Russie pourrait également y être impliquée). Or, de nombreux obstacles restent présents, le premier étant la volonté de l’Iran d’augmenter significativement sa production au cours des prochaines années, suite à une longue période d’embargo. Mais un autre problème de taille se présente : le cartel pourrait avoir du mal à établir un consensus sur les chiffres de production actuels des Etats membres. A titre d’exemple, le ministre de l’énergie irakien s’est plaint après l’annonce du 28 septembre que les estimations officielles de la production pétrolière irakienne étaient sous-évaluées et que l’Irak, qui ne s’est plus vu imposer de quotas depuis la fin de la première guerre du Golfe en 1991, n’accepterait pas des estimations inférieures aux siennes. Une autre inconnue concernera la politique à l’égard des nouveaux entrants dans le cartel (Angola, Equateur, Indonésie et Gabon), qui n’ont jamais connu de quotas, mais aussi à l’égard du Nigeria et de la Libye, dont la production a été récemment affectée par des actes de sabotage et une situation de guerre civile.  

Il faut enfin rappeler que le non-respect des quotas individuels de production par les pays membres a toujours été un défi constant pour le cartel, jusqu’à ce qu’il annule ces quotas en 2008. En effet, le système de quotas repose sur un équilibre coopératif fragile. Il peut être dans l’intérêt d’un pays isolé de produire plus que son quota pour maximiser son propre revenu (tout en bénéficiant de la hausse des prix provoquée par la baisse de production dans les autres pays du cartel). Si trop de pays s’engagent dans cette politique non coopérative, alors l’effet de l’annonce du 28 septembre pourrait se trouver considérablement amoindri et les prix du pétrole retomber brutalement vers les 40 dollars dès que le marché se sera rendu compte de la supercherie.

La dernière inconnue du marché pétrolier concerne la demande. L’Agence Internationale de l’Energie vient de revoir la demande mondiale de pétrole à la baisse compte tenu du contexte de faible croissance, aussi bien dans les pays développés que dans les pays émergents. Par ailleurs, la baisse rapide des coûts de production de l’énergie solaire et éolienne ainsi que du coût de stockage de l’électricité pourrait conduire dans la prochaine décennie à une substitution du pétrole par les batteries électriques dans le domaine du transport.


L’avenir n’augure donc rien de bon pour les pétromonarchies et la Russie, dont le poids géopolitique pourrait se retrouver considérablement réduit dans la décennie qui vient, à mesure que les impacts du pétrole bas se manifesteront sur leurs économies.

jeudi 6 octobre 2016

Deutsche Bank : les leçons d’une déroute


Publié dans le magazine Ma Yesh, octobre 2016

Le 16 septembre, le ministère de la justice américain réclamait à la Deutsche Bank 14 milliards de dollars pour solder des manquements supposés sur le marché hypothécaire américain. Même si le montant réel qui sera payé aux autorités américaines sera vraisemblablement beaucoup plus bas que la somme réclamée par les autorités américaines, cette nouvelle amende potentielle pourrait nécessiter la recapitalisation, le rachat ou même la nationalisation par l’Etat allemand de la banque, qui n’avait provisionné que 5 milliards de dollars dans ses comptes pour les nombreux litiges auxquels elle a à faire face. La banque perdait ainsi plus de 8% en bourse après cette annonce.
Cette nouvelle chute boursière s’ajoute aux déboires rencontrés par la banque allemande depuis un an. La Deutsche Bank avait perdu environ la moitié de sa capitalisation boursière depuis un an, suite à l’annonce d’une perte de près de 7 milliards d’euros sur l’exercice 2015.

Cette débâcle nous enseigne plusieurs leçons importantes sur la défaillance du modèle des banques « universelles » mais aussi sur les contradictions de notre classe politique dans ses réponses à la crise.
Le premier enseignement concerne le problème des mauvaises mesures de performance des banques. A la suite de l’annonce concernant Deutsche Bank, les cours d’autres mégabanques européennes comme UBS, Crédit Suisse et Royal Bank of Scotland s’effondraient également, du fait de la conduite similaire de toutes ces banques dans les années qui ont précédé la crise des subprimes. De fait, la plupart des mégabanques poursuivent le même objectif de maximisation d’un critère biaisé de performance appelé « la rentabilité des fonds propres ». C’est la poursuite de cet objectif qui a conduit les mégabanques mondiales à privilégier toutes en même temps les activités de titrisation lors de la bulle immobilière américaine et les mégabanques françaises et allemandes à alimenter les bulles immobilières dans les pays périphériques de la zone euro jusqu’à la crise de 2008.

Le second enseignement concerne le problème des interconnexions et des incitations perverses qu’elles génèrent. Les déboires de la Deutsche Bank génèrent un problème « systémique » pour l’ensemble du système bancaire du fait de la densité des interconnexions entre banques d’investissement. Les mégabanques ont souvent le même portefeuille d’activités de marché, nouent entre elles des contrats dérivés qui les exposent au risque de contrepartie, se prêtent à court terme sur le marché interbancaire. Ainsi, les problèmes d’une seule grande banque « systémique » paralysent l’ensemble des banques d’investissement, et par extension, l’intégrité des systèmes de paiement et de dépôt, du fait de l’émergence du modèle des « banques universelles » depuis la fin des années 90 avec la naissance du géant bancaire Citigroup et l’abrogation par Bill Clinton du Glass-Steagall Act. Cette situation donne naissance à un problème dit « d’aléa moral » : les créanciers des mégabanques n’ont aucune incitation à effectuer un travail de contrôle des risques pris par les banques car ils savent qu’il est peu probable que les gouvernements laisseront une banque systémique faire faillite. Cet aléa moral s’est renforcé depuis qu’ont pu être observées les conséquences de la chute de la banque Lehman Brothers en septembre 2008. Hormis le cas de l’Islande, qui a laissé ses banques faire défaut, les autres pays ont systématiquement garanti le passif de leurs banques, ce qui a causé partout une explosion de la dette publique et rendu parfois inévitable le recours aux politiques d’austérité.  Les nouvelles réglementations européennes visant à faire perdre des pertes aux créanciers à la suite des faillites bancaires ont été appliquées dans le cas de petites banques chypriotes ou italiennes mais leur application est peu crédible dans le cas d’une banque comme la Deutsche Bank. Cette situation risque  d’ailleurs de mettre l’Allemagne en porte-à-faux par rapport à son attitude inflexible sur le dossier du sauvetage des banques italiennes.

Le troisième enseignement de la crise frappant la Deutsche Bank concerne le problème de l’opacité et de la difficulté de manager des activités aussi diverses que la banque privée, la gestion d’actifs, la tenue de marché, le courtage, le conseil, la banque de détail… Les logiques et horizons de management sous-jacents à ces différentes activités sont foncièrement différents. Les associer sous une même entité avec des contraintes de rentabilité et de risque globales ne peut que conduire à délaisser les activités traditionnelles de prêt aux entreprises et aux particuliers au profit des activités de marché lors des phases d’euphorie financière puis à assécher brutalement le crédit à l’économie réelle lors des épisodes de panique. L’association de ces activités sous une même ombrelle pose également de sérieux problèmes d’éthique et de conflits d’intérêt, comme l’ont révélé les différents scandales faisant intervenir la banque Goldman Sachs (« Abacus », dette grecque etc.). Enfin, le mélange des activités crée un problème d’opacité et de confiance. Les propos rassurants des responsables politiques et des dirigeants des banques sur « leur solidité » échouent à rassurer les actionnaires des banques, qui ne comprennent plus les sources de risque et de performances des conglomérats dans lesquels ils investissent. Les managers des mégabanques semblent également dépassés par la complexité des risques qu’ils doivent gérer.

Le quatrième enseignement de la crise Deutsche Bank est politique. L’annonce du 16 septembre n’est que la suite d’un mouvement politique global tendant vers plus de régulations, de surveillance et d’intransigeance à l’égard des banques (on estime à 160 milliards de dollars les amendes payées par les mégabanques depuis 2010). Ce mouvement répond à une pression citoyenne poussant les politiques et les régulateurs à sanctionner les dérives qui ont été à l’origine de la plus grande crise économique depuis 1929, une crise dont l’économie mondiale n’est toujours par remise huit ans après.  Cette pression citoyenne s’incarne à travers des mouvements tels que Les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout, mais aussi à travers la poussée mondiale de partis anti-establishment proposant une refondation radicale du système économique et financier, dont la réforme bancaire constitue souvent la pierre angulaire.  Le paradoxe de la situation est que ces mesures punitives interviennent, notamment en Europe, dans un contexte d’inflation trop basse, de contraction du crédit et de chômage de masse, une situation que les mesures intransigeantes prises à l’encontre des banques contribuent à aggraver en fragilisant les bilans bancaires et en décourageant encore davantage la prise de risques. D’autre part, la politique de taux zéro des banques centrales et les taux négatifs observés sur les dettes européennes les plus sûres, qui sont la conséquence de la dépression de l’économie mondiale et des cures d’austérité que s’infligent inutilement les gouvernements des pays avancés, sont également directement responsables des déboires des banques, dont l’activité traditionnelle dite de « transformation » consiste à emprunter à court terme et à prêter à long terme, en exploitant la différence entre taux long et taux courts.

Au final, nous voyons à travers l’épisode Deutsche Bank, l’ensemble des failles du modèle bancaire qui a émergé à partir des années 90 mais aussi les contradictions d’une classe politique incapable de formuler une solution cohérente à un problème qu’elle a directement contribué à créer.





dimanche 4 septembre 2016

La dette écologique : comment arrêter de vivre à crédit

Publié par le magazine Ma Yech, septembre 2016

Cette année, à partir du 8 août, l’Humanité a commencé, selon la méthodologie conçue par les chercheurs du Global Footprint Network, à creuser sa « dette écologique ».

Sur quoi se fonde ce calcul ?

Tous les aliments que nous consommons et les déchets biologiques que nous émettons (résidus de récoltes, dioxide de carbone…) sont, pour les premiers, produits,  et pour les second, éliminés, à l’aide de terres « biologiquement productives » (terres cultivables, forêts, eaux de pêche…). Par exemple, les terres cultivables permettent de produire les substances végétales nécessaires à l’alimentation humaine, mais aussi de nourrir le bétail ; les forêts capturent le dioxide de carbone émis par les activités humaines ainsi que par le bétail etc. Chaque année, il est possible d’estimer « l’empreinte écologique » de l’Humanité, c’est-à-dire la quantité de terres productives nécessaires pour produire de façon soutenable les ressources que nous consommons (aliments végétaux, bois, viande, poissons…) et pour absorber les déchets biologiques que nous émettons.  Lorsque cette quantité dépasse la « capacité biologique », c’est-à-dire les ressources de terres productives réellement disponibles, alors, nous réalisons ce que les chercheurs appellent un « déficit écologique ». Si la notion d’«empreinte écologique » permet d’agréger sous forme d’une unique mesure exprimée en hectares des impacts aussi disparates que la ponction de certaines ressources renouvelables et les émissions de gaz à effet de serre, elle est fondamentalement inadéquate pour prendre en compte d’autres types d’impacts écologiques comme ceux portant sur l’eau et les déchets toxiques, qui ne sont pas mesurables sous la même forme. De façon générale, un déficit écologique peut correspondre à l’accumulation de déchets dans l’environnement ou encore à la surexploitation des ressources menant à la dégradation (parfois irréversible) des capacités biologiques (chute des rendements des terres cultivables, du niveau des nappes phréatiques, des stocks de poissons, des espaces forestiers…).

Pour simplifier et représenter de façon plus concrète la notion de « déficit écologique », les experts du Global Footprint Network ont défini le « Earth Overshoot Day », le jour de l’année à partir duquel l’Humanité a achevé de consommer tous les services que la planète est capable de générer de façon soutenable en une année : tous les jours suivants, l’Humanité vit donc à « crédit », c’est-à-dire aux dépens des générations futures. En 1960, l’Humanité n’utilisait environ que ¾ de la capacité biologique annuelle disponible. C’est dans les années 70 que le développement économique et démographique dans les pays émergents et l’évolution des habitudes de consommation ont conduit à une situation de déficit écologique. Depuis lors, chaque année, le « Earth Overshoot Day » avance dans le calendrier, reflétant la façon dont l’humanité creuse sa « dette écologique ». En 1993, ce jour est tombé le 21 octobre. En 2003, il est tombé le 22 septembre et en 2016, le 8 août. Les experts relèvent cependant une note positive : alors que le « Earth Overshoot Day » avançait de trois jours par an en moyenne depuis les années 70, il n’avance plus que d’un jour par an en moyenne depuis 5 ans. Ainsi, si nous continuons à creuser notre dette écologique, nous le faisons à un rythme de moins en moins rapide.

Autre observation d’importance : l’empreinte écologique mesurée en hectares par tête est nettement supérieure dans les pays développés (8.2 hectares par tête aux Etats-Unis, 6.2 hectares par tête en Israël, 5.1 hectares par tête en France) que dans les pays en voie de développement (3.2 hectares par tête en Chine, 1.2 hectares par tête en Inde).  Il est possible de mesurer, nation par nation, le déficit écologique, défini comme le solde entre la capacité biologique (terres productives disponibles au niveau national) et l’empreinte écologique (terres nécessaires pour supporter la consommation et les déchets réalisés annuellement au niveau national). En ce qui concerne Israël, le déficit écologique est de près de 6 hectares par an par habitant, supérieur à celui des Etats-Unis (4.5 hectares par an par habitant) et de la France (2 hectares par habitant). Toutefois, ces données datent de 2012, avant donc la mutation de l’économie israélienne, qui a vu le remplacement progressif du pétrole et du charbon par le gaz naturel du champ israélien de Tamar à partir de 2012. Le déficit écologique d’une nation est un indicateur de sa vulnérabilité économique latente par rapport au scénario de plus en plus probable où les coûts associés aux impacts écologiques deviendraient internalisés par les acteurs économiques. La COP21, qui s’est tenue à Paris fin 2015, a en effet marqué un engagement global des grands acteurs mondiaux à contenir l’augmentation de la température mondiale à moins de 2°C d’ici la fin du siècle, un objectif qui semble de plus en plus hors de portée.

Quatre axes complémentaires d’action pourraient permettre à l’Humanité de retrouver un mode de développement soutenable sur le long terme.

Premièrement, il est urgent de réviser profondément nos modes de consommation. Au niveau alimentaire, il convient de réduire la consommation de viande, dont l’empreinte écologique est considérable, à la fois en termes d’utilisation des terres, de consommation d’eau et d’émission de gaz à effets de serre. Des investissements majeurs doivent être réalisés pour promouvoir l’économie circulaire, et pour repenser l’habitat et le transport afin d’en réduire l’empreinte écologique.

Le second axe consiste à réformer en profondeur nos modes de production. En ce qui concerne la production d’énergie, les derniers développements technologiques permettent d’entrevoir dès 2020 la possibilité non seulement de produire de l’énergie solaire et éolienne à prix accessible mais également de maîtriser le problème de l’intermittence de ces énergies grâce à des systèmes fiables et low cost de stockage d’électricité. Concernant la production alimentaire et la préservation des écosystèmes, il nous faut engager la révolution « doublement verte », qui combine les apports de la recherche agronomique et de l'agro-écologie pour non seulement obtenir des rendements agricoles élevés, mais assurer également leur pérennité.

Troisièmement, il nous faudra fournir aux acteurs économiques les signaux et incitations monétaires adaptés pour financer la transition écologique de la planète et favoriser l’émergence d’une agriculture durable, en particulier dans les pays les plus pauvres.

Quatrièmement, des efforts doivent être faits pour distribuer de façon plus rationnelle et équitable la production agricole. Près de 800 millions d’êtres humains souffrent en effet de malnutrition (la plupart d’entre eux en Asie et en Afrique Subsaharienne) alors qu’au contraire un milliard de personnes sont suralimentés et qu’un tiers de la nourriture produite aujourd’hui dans le monde n’est pas consommée.


Satisfaire les besoins essentiels de 9 milliards d’individus que comptera l’espèce humaine en 2050 est loin d’être impossible. Cependant, il nous faut pour y parvenir un niveau de conscience et de volonté collectives qui pour l’instant font défaut. Or, comme nous le rappelle l’anthropologue Jared Diamond, de grandes civilisations se sont effondrées faute d’avoir anticipé suffisamment à l’avance les problèmes écologiques posés par leur développement. Pour la première fois dans l’Histoire de l’Humanité, c’est l’espèce humaine toute entière qui est menacée d’effondrement.

vendredi 5 août 2016

L’Europe après le Brexit

Publié par le magazine Ma Yech, août 2016

Le référendum britannique du 23 juin, qui a vu le « Leave » gagner avec près de 52% des voix, est le symptôme d’une révolte des « perdants de la mondialisation » contre les « élites » qui organisent cette mondialisation depuis une trentaine d’années.

A première vue, il peut sembler paradoxal que la révolte démarre dans un pays traditionnellement attaché aux principes du libéralisme économique, et en particulier du libre-échange, et qui a toujours orienté les politiques européennes depuis son accession à l’UE en 1973 vers la dérégulation des marchés et l’ouverture des flux commerciaux.   Mais le paradoxe n’est qu’apparent : le « Leave » a enregistré ses plus forts scores dans les régions les plus pauvres, les plus exposées aux ravages de la mondialisation, les plus touchées par les politiques d’austérité qui ont suivi le sauvetage des banques depuis six ans, les plus exposées également aux flux migratoires en provenance de pays à faibles coûts salariaux et aux cultures parfois très éloignées de la culture d’accueil.  Ces perdants de la mondialisation ont saisi l’occasion unique qui leur était donnée pour adresser un message sans ambiguïté aux élites qui les gouvernent : « take back control ». Que ce message, ressenti de façon semblable par nombre d’électeurs grecs, espagnols, italiens et même français, se soit fait entendre de façon plus nette et déterminante au Royaume-Uni, s’explique aisément : le Royaume-Uni, qui a eu la sagesse de garder le contrôle de sa monnaie, qui est un partenaire commercial important de l’UE et en particulier de l’Allemagne, par lequel transitent une partie importante des flux financiers européens, et qui remplit un rôle fondamental au niveau sécuritaire et géopolitique au sein de l’OTAN et de la stratégie de défense européenne, a beaucoup plus de cartes en mains pour négocier sa sortie de l’UE dans de bonnes conditions que la Grèce n’en avait pour éventuellement négocier sa sortie de la zone euro. Malgré le « non » au référendum grec de l’été 2015, le premier ministre grec Alexis Tsipras avait dû renoncer à mettre en œuvre la volonté de changement exprimée par le peuple grec, humilié et paupérisé par les saignées imposées par ses créanciers et confronté à la perspective de plusieurs décennies perdues.  Le nouveau premier ministre britannique, Theresa May, s’est engagée au contraire à mettre en œuvre la volonté exprimée par le peuple britannique, avec un programme qui s’annonce à droite sur l’immigration et la sécurité (contrôle des flux migratoires, intra et extra européens) et à gauche sur la politique en faveur des plus démunis (contrôle des écarts de salaires, présence de représentants salariaux au conseil d’administration des entreprises, politique de relance industrielle en faveur des régions qui ont le plus souffert de la mondialisation etc.).

Si les conséquences les plus visibles et les plus immédiates du vote du 23 juin sur les marchés financiers ont été rapidement jugulées, grâce notamment à l’intervention concertée des principales Banques Centrales, d’autres effets collatéraux plus discrets et à plus long terme sont déjà en train de se faire ressentir.

Les premières victimes collatérales du Brexit sont les banques italiennes, qui, après un début d’année catastrophique, ont perdu encore près d’un tiers de leur valeur boursière depuis le 23 juin. Le problème bancaire italien est politiquement explosif car il souligne une des plus grandes lignes de faille de la zone euro : la construction d’une union monétaire sans la mise en place préalable d’un organisme fédéral d’assurance des dépôts et de restructuration des banques en difficulté. Une « union bancaire » a été mise en place dans le feu de la crise en 2015, avec pour règle la mise à contribution des créanciers non protégés des banques en faillite, ainsi que des déposants (au-dessus de 100 000 euros). Or, dans le cas des banques italiennes, 40% des créanciers non protégés se trouvent être des investisseurs particuliers italiens. Pour Renzi, déjà mis en difficulté politiquement par la stagnation économique de la péninsule et par la progression du Mouvement protestataire Cinq Etoiles (qui talonne le Parti Démocratique dans les sondages), l’intervention de l’union bancaire européenne et la mise à contribution des ménages italiens dans la faillite des banques pourraient être le coup de grâce. C’est pourquoi, il tente de convaincre les leaders européens de lui laisser la possibilité d’injecter 40 milliards d’euros pour recapitaliser son système bancaire sans imposer de pertes aux déposants. Devant le refus des leaders allemands, seule la Banque Monte Paschi a pour l’instant été recapitalisée dans l’urgence via la structure de défaisance Atlante, une opération de colmatage qui ne permettra d’épurer qu’une part très marginale des 330 milliards d'euros de créances douteuses présentes dans le système bancaire italien.

Mais le Brexit va également rendre plus aiguë encore la crise de la gouvernance européenne, qui a d’ailleurs été l’une des raisons majeures du vote pour le « Leave » le 23 juin. Du fait de leur lenteur à établir un diagnostic correct de la crise de la zone euro et à y apporter les remèdes adaptés, les institutions européennes se trouvent prises à présent dans un dilemme insoluble. D’un côté, la résolution de la crise économique européenne passerait théoriquement par des mécanismes de solidarité et de gouvernance plus démocratique entre les membres de l’union monétaire (budget et parlement de la zone euro notamment). D’un autre côté, l’incapacité persistante des institutions supranationales européennes à apporter plein emploi et sécurité aux citoyens européens, conjuguée à l’impossibilité d’une sanction démocratique des politiques en place, a creusé un fossé entre les peuples européens et leurs élites et provoqué l’ascension de partis anti-establishment, anti-UE et anti-immigration  dans de nombreux pays (France, Autriche, Pays-Bas en particulier).  Le vote britannique du 23 juin se présente à la fois comme un emblème et un catalyseur possible de cette dynamique d’éclatement. Dans ce contexte de défiance généralisée vis-à-vis des institutions européennes, il est beaucoup plus difficile de faire accepter politiquement les mécanismes de solidarité souhaités en particulier par François Hollande et Matteo Renzi.  Au contraire, comme le montrent la ratification dans la douleur de la loi travail en France et le lancement par la Commission Européenne d’un processus de sanctions contre les dérapages budgétaires et portugais, qui ne sera finalement pas suivi d’effet, c’est la vision disciplinaire portée par les conservateurs allemands depuis 2010, fondée notamment sur les « réformes structurelles » (libéralisation du marché du travail en particulier) et le respect des règles fiscales, qui est pour le moment en train de s’imposer. Cette gouvernance disciplinaire ne peut en retour que grever la timide convalescence de l’économie européenne, accentuer le discrédit des élites européennes et renforcer l’audience des partis anti-système.


Dans ce contexte, le référendum sur la réforme constitutionnelle italienne d’octobre 2016, dont l’issue très incertaine scellera le sort du gouvernement Renzi, l’élection présidentielle autrichienne de novembre et les élections générales néerlandaises et françaises du printemps 2017, nous diront si le Brexit a renforcé la dynamique d’implosion non coopérative de l'UE ou au contraire provoqué un sursaut salutaire parmi les élites européennes qui pourrait permettre d'organiser le démantèlement concerté de la zone euro et de l'espace Schengen et de sauver certains acquis du processus d’intégration européenne engagé depuis une soixantaine d’années. 

vendredi 8 juillet 2016

Investissements chinois à l'étranger: une Chine conquérante face à une Europe angélique

Publié dans le magazine Ma Yesh, juillet 2016

 De janvier à avril 2016, les investissements directs de la Chine à l’étranger ont dépassé en à peine quatre mois le précédent record de 119 milliards de dollars atteint sur l’ensemble de l’année 2015. L’acquisition en février 2016 du géant suisse de l’agrochimie Syngenta par l’entreprise China National Chemical pour la somme de 46 milliards de dollars marque une nouvelle étape dans la stratégie chinoise d’acquisitions.

Dans les années 2000, les investissements chinois à l’étranger s’étaient avant tout concentrés sur les pays émergents et sur les secteurs minier, agricole et énergétique. L’objectif était de sécuriser l’approvisionnement de l’Empire du Milieu en matières premières stratégiques pour son développement. La décrue des prix des matières premières, la mutation de l’économie chinoise vers le secteur de la consommation domestique et des services, la nécessité d’augmenter le niveau de gamme de l’industrie face à la pression sur les salaires et la concurrence de nouveaux pays à plus faible coût salarial, ont profondément réorienté la stratégie d’investissement de la Chine à l’étranger. Les acquisitions récentes se concentrent sur les pays industrialisés et sur les secteurs du tourisme, des biens de consommation et des high techs. Les dernières opérations chinoises en Israël témoignent de cette tendance : l’achat de la compagnie israélienne Lumenis, leader mondial dans la médecine esthétique au laser, par le fonds chinois XIO en 2015 (dans un deal valorisant l’entreprise à 510 millions de dollars), la prise de contrôle en 2016 de la marque Ahava par le fonds d’investissement géant Fosun (dans un deal évaluant la célèbre compagnie de cosmétiques à 77 millions de dollars), et les nombreux partenariats de R&D sino-israéliens, illustrent la volonté de la Chine de renforcer sa présence dans le secteur des biens de consommation haut de gamme et des technologies de pointe.

Malgré son importance dans le commerce mondial des marchandises, la Chine reste un acteur relativement marginal des investissements transnationaux (seulement 3.5% du total mondial). Ainsi, le stock d’investissement direct de la Chine à l’étranger s’élève à seulement 7% du PIB chinois contre 38% pour les Etats-Unis, 20% pour le Japon, 47% pour l’Allemagne. Mais l’objectif affiché du gouvernement chinois est de faire de la Chine un des plus importants investisseurs étrangers à l’horizon 2020 : les projets “Made in China 2025” et “Internet Plus” se présentent comme des listes de shopping destinées à aider la Chine à acquérir les technologies clé et brevets nécessaires à sa montée en gamme industrielle. L’ambition de Pékin est de produire à terme des champions mondiaux de la high tech tout en protégeant les acteurs chinois d’éventuelles acquisitions étrangères et le marché intérieur chinois de la compétition internationale.

Plusieurs  obstacles se dressent cependant sur la route du Parti dans l’atteinte de cet objectif. Le premier est intérieur : les entreprises publiques chinoises sont déjà exposées à un problème de surcapacité et de surendettement depuis l’éclatement de la bulle immobilière chinoise au début de la décennie. Leur capacité à s’endetter davantage pour réaliser des investissements risqués à l’étranger est donc nécessairement limitée. Cette contrainte est d’autant plus forte dans un contexte de fuite massive des capitaux étrangers qui mobilise les réserves de change titanesques du pays au service de la défense du yuan. Un second obstacle tient à la volonté des autorités chinoises de limiter les sorties de capitaux de la part de sa nouvelle classe moyenne supérieure partie à l’assaut des biens immobiliers australiens, européens et nord-américains, pour des motifs parfois liés à l’évasion fiscale et au blanchiment d’argent. Un dernier frein provient de la résistance des nations avancées face à la stratégie d’acquisition chinoise. La présence croissante de l’Empire du Milieu dans les flux d’investissement internationaux suscite en effet de nombreuses interrogations au sein du monde occidental. La pression exercée sur les prix immobiliers par les investisseurs chinois, qui est ressentie de manière particulièrement aigüe dans des villes comme Vancouver, n’est qu’une partie du problème. Des parlementaires américains ont récemment manifesté leur inquiétude concernant les velléités d’acquisition chinoises dans des secteurs à très haute valeur ajoutée ou stratégiquement sensibles comme les semi-conducteurs, l’aérospatial et les technologies de la défense. Ainsi, deux projets d’acquisition chinois aux Etats-Unis ont avorté pour des raisons liées à la protection des intérêts nationaux:   Lumileds, une joint-venture entre la marque néerlandaise Philips et l’entreprise américaine Agilent Technology, spécialisée dans les technologies d’éclairage automobile, et Fairchild, une entreprise américaine de semi-conducteurs, ont récemment repoussé les offres pourtant très généreuses de deux investisseurs chinois. Le fait que 70% des acquisitions chinoises à l’étranger soient le fait d’entreprises détenues par l’Etat renforce évidemment les inquiétudes des pays cibles. Ce type d’acquéreurs bénéficie en effet de facilités de financement et de subventions publiques qui sont une forme de concurrence déloyale vis-à-vis des autres acheteurs potentiels. D’autre part, la stratégie d’acquisition de ces acteurs est évidemment dictée par des considérations stratégiques nationales et non par le seul objectif de rentabilité financière.

Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, l’Europe se distingue par son angélisme et son manque de clairvoyance. Contrairement aux Etats-Unis, au Canada et à l’Australie, les nations européennes, qui ont reçu en 2015 des investissements directs de 20 milliards d’euros de la part de la Chine (ce chiffre était de 2 milliards seulement en 2010 et de 14 milliards en 2014),  ne se sont pas dotées d’agence de surveillance des investissements étrangers. Il a fallu attendre l’annonce de l’offre du groupe chinois Midea sur le fabricant allemand de robots industriels Kuka (intervenant notamment dans la fabrication de l’hélicoptère de combat Eurofighter) pour qu’un débat s’amorce sur les réponses à adopter face à la stratégie d’acquisition chinoise. Mais l’Europe est la première responsable de ses déboires. Partout où elle se retire, la Chine prend la place qu’elle laisse vacante. Les investisseurs chinois sont en effet venus pallier la réticence de la France et de l’Allemagne à investir massivement dans le redressement des économies périphériques (Espagne, Italie, Portugal, Grèce, Irlande), confrontées depuis 2008 à une fuite massive des capitaux vers les pays cœur. En 2015, les pays périphériques  ont reçu pour la première fois près de la moitié de tous les investissements chinois en Europe. L’acquisition de l’italien Pirelli par ChemChina, de l’Atletico Madrid par Wanda, de la banque d’investissement du groupe portugais Banco Espirito Santo par Haitong, du port grec du Pirée par le transporteur chinois COSCO, en sont des exemples emblématiques. Ce phénomène ne concerne pas seulement l’Europe du Sud. La stratégie d’implantation de la Chine en Israël bénéficie également de la complaisance des autorités européennes à l’égard du mouvement BDS, dont l’emprise est grandissante sur les entreprises européennes.


Face aux ambitions chinoises, il est urgent d’élaborer une stratégie coordonnée imposant la transparence sur les intentions de l’acquéreur ainsi que la réciprocité sur les règles d’acquisition et d’accès aux marchés domestiques.

lundi 6 juin 2016

La nouvelle manne gazière : implications économiques et stratégiques pour Israël et la région

Publié dans le magazine Ma Yech, juin 2016

En 2009-2010, un consortium composé de la compagnie américaine Noble Energy et de l’entreprise israélienne Delek a annoncé la découverte de deux réserves de gaz dont la valeur combinée est estimée à 240 milliards de dollars et qui pourraient bouleverser la situation énergétique et géopolitique d’Israël. Tandis que le champ de Tamar, découvert en 2009, peut, avec ses réserves estimées de 10 Tcf, pourvoir aux besoins de l’économie israélienne pour les deux ou trois décennies à venir, la découverte en 2010 du champ de Leviathan, deux fois plus gros que Tamar, est en passe de faire d’Israël un pays exportateur de gaz important au niveau régional.

Les blocages et obstacles à l’exploitation du gaz israélien restent cependant nombreux.

Les premiers tiennent à la politique intérieure israélienne. Israël, qui se pensait pauvre en ressources, disposait avant ces découvertes d’une réglementation très favorable aux investissements miniers et énergétiques. A l’annonce des découvertes, le gouvernement israélien a remis sur la table sa politique de taxation des revenus gaziers, ce qui a été ressenti par Noble et Delek comme une politique confiscatoire au vu de tous les investissements réalisés par ces deux compagnies (2.5 milliards de dollarsdepuis 17 ans selon le PDG de Noble). 
Une fois le débat sur la taxation tranché (Israël s’alignant sur les standards internationaux en matière de taxation des revenus pétroliers), la polémique s’est déplacée sur le problème du « monopole gazier » : en effet, Delek et Noble, les compagnies qui ont réalisé la quasi-totalité des investissements au large des côtes israéliennes ces vingt dernières années, se sont retrouvées en situation de quasi-monopole sur le marché israélien du gaz. Le gouvernement a donc conclu un « accord gazier » en vertu duquel les deux compagnies seront obligées de céder une part substantielle de leurs participations dans le champ Tamar. 
La polémique a également porté sur le prix de vente du gaz de Tamar aux producteurs d’électricité et industriels israéliens, dénoncé par certains comme « excessif » au regard des standards pratiqués dans les autres pays producteurs. En réalité, le prix est certes élevé quand on le compare à celui pratiqué par des pays tels que le Qatar ou l’Iran, mais il est proche de celui pratiqué par les autres paysavancés. Un prix du gaz trop peu cher peut s’avérer en outre un cadeau empoisonné pour l’économie israélienne car c’est une désincitation à développer la recherche sur les énergies alternatives et une subvention pour une source d’énergie qui, bien que moins polluante que le charbon, reste émettrice de gaz à effet de serre et donc nocive pour les générations futures. De plus, un prix de gaz plus bas, c’est moins de recettes fiscales pour le gouvernement israélien, donc moins de possibilités d’investir dans les services sociaux, l’éducation etc, c’est aussi moins de ressources pour le fonds souverain israélien, dont les investissements serviront les générations futures. Enfin, les compagnies gazières ont besoin d’un niveau de prix suffisant pour rentabiliser leurs investissements. Dans le cas contraire, c’est la sécurité énergétique d’Israël elle-même qui pourrait s’en trouver compromise. L’exemple de l’Egypte est lourd d’enseignements : une politique de prix de gaz très bas dans les années 2000 a provoqué une augmentation forte de la demande et un recul des investissements qui ont finalement conduit à une pénurie grave de gaz en 2011 (année qui a vu la chute de Moubarak et les attaques sur les installations gazières égyptiennes du Sinaï), dans un pays pourtant exceptionnellement doté. Israël, qui importait alors du gaz égyptien, s’est d’ailleurs trouvé obligé d’importer du charbon et du pétrole pour pallier l’interruption des livraisons en provenance d’Egypte. Le gouvernement al-Sisi a alors relevé les prix réglementés et fourni des incitations fiscales fortes aux investisseurs, ce qui a débouché finalement sur la découverte du champ géant Zohr par la compagnie italienne Eni en 2015. En matière de régulation des prix et des incitations fiscales, il faut donc ne pas céder aux discours simplificateurs et arbitrer de façon intelligente entre les intérêts stratégiques à long terme du pays, ceux à court terme du consommateur, ceux du citoyen/contribuable et enfin ceux des générations futures. L’épilogue du conflit opposant le consortium Noble-Delek au gouvernement israélien a été le retoquage par la Cour Suprême israélienne d’une clause dite de « stabilité » dans l’accord gazier. Il semble que ce dernier blocage soit en passe d’être surmonté, ce qui pourrait ouvrir la voie à la mise en service en 2019-2010 du champ de Leviathan, sans cesse différée depuis 2010 en raison des blocages politiques.

Mais se pose maintenant le problème épineux des débouchés pour le gaz de Leviathan. Les débouchés régionaux chez les voisins immédiats (Gaza, Jordanie) sont modestes et difficiles à exploiter du fait de l’hostilité des opinions publiques à des importations de gaz israélien. 
La découverte du champ Zohr annule le débouché égyptien et risque même faire de l’Egypte un concurrent sur les marchés d’exportation. 
Reste le marché turc, dont les besoins en gaz sont appelés à doubler dans les sept années à venir. La Turquie, qui pourrait absorber la moitié du gaz produit par Leviathan, réduirait ainsi sa dépendance envers le gaz russe et iranien, ce qui explique les déclarations récentes enthousiastes des responsables des deux pays. Mais un accord israélo-turc est suspendu à un certain nombre de conditions : normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays (tendues depuis l’incident de la flottille Mavi Marmara), levée partielle du blocus de Gaza (inacceptable pour l’Egypte), cessation de l’aide financière et opérationnelle de la Turquie au Hamas, accord de Chypre (en conflit avec la Turquie depuis la séparation de l’île en 1974) pour faire passer un gazoduc reliant Israël à la Turquie par ses eaux territoriales. D’autre part, ce projet entre en contradiction avec les intérêts russes et placerait Israël dans une situation de vulnérabilité à l’égard de la Turquie, devenue le point de passage obligé de son gaz vers l’Europe. 
Une option alternative à la solution turque serait d’acheminer par gazoduc le gaz de Leviathan vers l’Europe via Chypre (où des découvertes gazières importantes ont également été récemment réalisées par le consortium Noble-Delek) et la Grèce. Ce projet serait un vecteur de rapprochement avec l’Union Européenne (elle aussi désireuse de réduire sa dépendance envers le gaz russe) mais serait financièrement plus coûteux que le projet turc et source de tensions supplémentaires avec la Turquie. Une troisième option, qui serait réalisée avec le soutien politique, financier et militaire de la Russie, serait de construire une usine de liquéfaction flottante à proximité des champs de gaz, en vue d’exporter vers l’Asie (laissant le marché européen à Gazprom). Cette option, qui ferait de la Méditerranée orientale un véritable « hub gazier » d’importance mondiale, est logiquement vue d’un très mauvais œil par l’Europe, la Turquie et les Etats-Unis.


Quel que soit le choix qui sera finalement fait par le gouvernement de Netanyahu, il sera extrêmement lourd de conséquences pour l’avenir de la région ainsi que pour la situation géopolitique d’Israël.  

mercredi 4 mai 2016

Aux sources du mal français

Publié dans le magazine Ma Yech - mai 2016

Depuis quelques années, il est de bon ton de fustiger le « modèle social » français. Sans « réformes structurelles», destinées à accroître la flexibilité du marché du travail, réduire les dépenses publiques et renforcer la concurrence sur le marché des biens et des services, la France serait condamnée à décliner et même à perdre à terme la confiance de ses créanciers sur les marchés (une prédiction apocalyptique proférée avec obstination par les détracteurs du modèle français depuis le début de la crise grecque fin 2009…).

Mais les taux d’emprunt français restent ancrés au niveau le plus bas de toute leur histoire et un diagnostic plus précis révèle une maladie française bien différente de celle que la doxa du moment voudrait à tout prix nous faire porter.

S’il est indéniable que la France souffre d’un problème d’offre (avec une profitabilité des entreprises inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE, un niveau de gamme insuffisant de son industrie, des investissements de productivité en panne, et un problème de compétitivité-coût par rapport à ses concurrents européens), son problème principal aujourd’hui est celui d’un manque de demande, qu’elle partage avec l’ensemble de la zone euro.

Ce déficit de demande européen se traduit à travers plusieurs indicateurs objectifs. Le premier est le taux d’inflation, qui même en excluant les prix les plus volatiles (pétrole, matières premières), n’a cessé d’être inférieur à la cible des 2% depuis 2009 (l’inflation dite « cœur » s’établit autour de 1% aujourd’hui dans la zone euro). Le second indicateur est celui du taux de chômage, qui est aujourd’hui à plus de 10%, trois points de plus qu’avant la crise et proche du point haut des vingt dernières années. Enfin, l’excédent courant de la zone euro s’affiche à près de 4% du PIB (0% avant la crise), traduisant la destruction de la demande dans les pays « périphériques » (Espagne, Portugal, Grèce, Irlande, Italie) depuis 2008.

Face à la crise de demande qui ébranle l’ensemble de la zone euro, le « modèle français » tant fustigé a fait preuve d’une grande résilience depuis le début de la crise. Des pays présentés comme des modèles structurels (en termes d’organisation du marché du travail comme de gestion des finances publiques), tels que la Finlande et les Pays-Bas, ont connu une croissance du PIB par tête bien moindre que celle de la France sur la même période. Dans la zone euro, l’Allemagne est en fin de compte le seul grand pays à être parvenu à obtenir une croissance plus élevée que la France depuis 2008.

Un diagnostic erroné de la crise européenne a conduit les instances dirigeantes européennes à imposer aux économies périphériques de la zone euro des politiques dites de « dévaluation interne » (compression des coûts salariaux) pour restaurer leur compétitivité perdue par rapport à l’Allemagne et redresser leurs déficits commerciaux. En réalité, pour maintenir la demande européenne, l’ajustement aurait dû être symétrique et passer par une forte revalorisation des salaires en  Allemagne, cette dernière ayant fortement comprimé ses coûts salariaux dans la décennie 2000 et enregistrant  un excédent commercial de plus de 6% de son PIB depuis une dizaine d’années. Les politiques de compétitivité salariale généralisées ont, malgré tous les efforts de la BCE, entraîné l’économie européenne dans une spirale récessive, où faibles salaires, faible inflation, faible demande et trappe d’endettement s’alimentent l’un l’autre. Mais, dans ce jeu à somme négative qui pénalise les investissements productifs et le potentiel de croissance de toutes les économies européennes, certains pays parviennent à limiter la casse. Ainsi, l’Espagne, malgré la perte de 15% de ses emplois et de 4% de son PIB depuis 2008, est devenue grâce à sa politique de compétitivité salariale, un concurrent redoutable de la France et de l’Italie sur le secteur moyen de gamme. Les investissements productifs y repartent fortement depuis 2012 (tout en restant à un niveau moins élevé qu’avant la crise). En France, du fait d’une rigidité plus grande du marché du travail, la dévaluation interne a pris la forme d’une « dévaluation fiscale » (CICE, Pacte de Responsabilité), c’est-à-dire une baisse de la fiscalité sur le travail, d’ampleur relativement modeste par rapport aux dévaluations salariales espagnole, portugaise et irlandaise. Le carcan de l’euro s’avère donc très pénalisant pour les pays aux marchés du travail moins flexibles (France, Italie), qui s’octroient une part de plus en plus petite d’une demande européenne toujours située en-dessous de son niveau de 2008 et de débouchés d’exportation touchés par l’ajustement chinois. La situation italienne est particulièrement inquiétante, avec un investissement productif au même niveau qu’au lancement de l’euro !

Cette impasse explique la tournure du débat politique sur la situation économique française. Maintenant que la guerre de la désinflation salariale lui a été déclarée, la France ne semble plus avoir d’autre choix que de s’engager plus franchement dans les politiques de dévaluation interne, non plus seulement via la baisse de la fiscalité sur le travail, mais via la compression des salaires eux-mêmes. Cette issue ne semble ni politiquement réalisable (en période de crise économique et sociale dans un pays réfractaire aux réformes) ni économiquement souhaitable (car l’Europe, compte tenu du poids de l’économie française dans la zone euro, s’enfoncerait alors pour de bon dans la déflation). C’est pourtant l’option qui sous-tend la loi El Khomri et qui semble faire consensus au sein des principaux partis modérés en vue des élections de 2017.

L’économiste américain Barry Eichengreen soulignait dans un article récent que
« la focalisation ordolibérale sur la responsabilité personnelle a promu une hostilité irraisonnée à l’idée que des actions qui sont individuellement responsables ne produisent pas automatiquement un résultat souhaitable au niveau agrégé. En d’autres termes, elle a rendu les Allemands allergiques à la macroéconomie ».


Cette allergie à la macroéconomie a contaminé la plus grande partie des sphères politiques et intellectuelles françaises, livré un continent entier au chômage de masse et laissé au FN le monopole presque exclusif de la critique de la gouvernance européenne. L’issue de la crise sera une nouvelle dévaluation par rapport au mark : ce fut d’ailleurs la solution traditionnellement adoptée avec succès par la France dans les années 70 et 80. Mais la dévaluation à venir ne pourra s’accomplir cette fois-ci qu’au prix d’un véritable changement de régime politique, en France et dans le reste de l’Europe. L’attente de ce dénouement inéluctable suscite espérance, angoisse ou déni selon les cas. C’est dans ce dilemme non résolu qu’il faut rechercher la source véritable du mal français. 

lundi 4 avril 2016

De quoi Donald Trump et Marine Le Pen sont-ils le nom ?

Publié par le magazine Ma Yech, avril 2016

Le triomphe du Trumpisme, du Lepenisme et des autres mouvements « anti-mondialisation » avait été prophétisé dès le début des années 2000 par les économistes Dani Rodrick ou JeffryFrieden, tous deux fins connaisseurs de l’Histoire économique du XXe siècle.

Les évolutions du capitalisme mondial depuis le début des années 80 ont en effet profondément ébranlé le pacte social issu de la seconde guerre mondiale dans les pays occidentaux. Quatre transformations radicales se sont produites. Premièrement, le pouvoir de négociation des employés peu qualifiés a été écorné sous l’effet conjoint de l’automatisation, du recul des syndicats, de la concurrence de la main d’œuvre en provenance des pays à bas salaires et de la flexibilisation du marché du travail. En second lieu, la dérégulation du commerce mondial a connu une accélération avec l’avènement de l’OMC (en lieu et place du GATT, beaucoup plus souple), fragilisant les secteurs les plus soumis à la concurrence internationale et réduisant considérablement les marges des Etats face aux possibilités d’arbitrages et au pouvoir des multinationales. Troisièmement, la dérégulation du secteur financier et des flux de capitaux a entraîné une explosion des salaires parmi les employés de la finance et les « super-managers » ainsi qu’une vulnérabilité croissante des économies locales aux soubresauts des marchés financiers mondiaux. Enfin, la baisse des taux marginaux d’imposition et de la fiscalité sur les revenus de l’épargne a introduit une dégressivité de l’impôt pour les plus aisés.

Ces différentes transformations ont conduit à un mode de développement économique beaucoup moins équilibré qu’au cours des trente glorieuses. Une explosion des inégalités salariales a été observée dès le milieu des années 80 dans les pays anglo-saxons, qui ont mis en œuvre les politiques de flexibilisation du marché du travail et de dérégulation financière avec le plus d’ardeur (les 1% plus riches ont ainsi capté plus de 50% de la richesse créée depuis 1993 aux Etats-Unis). En Europe, c’est le carcan de la monnaie unique qui a imposé à partir de 2010 le modèle de la désinflation salariale allemande à tout le continent européen.

Tous ces bouleversements ont provoqué un schisme croissant entre les « gagnants » de la mondialisation, une catégorie habitant les grandes métropoles, bien insérée dans la globalisation, éduquée et cosmopolite, et ceux se ressentant à tort ou à raison comme les « perdants » de la mondialisation, une catégorie englobant les jeunes, les chômeurs, les salariés précarisés, les habitants des zones périurbaines (ou « périphériques »), les populations moins diplômées et culturellement plus conservatrices.

Jusqu’à la crise financière de 2008, le contexte de croissance mondiale soutenue, les possibilités d’endettement ouvertes aux classes populaires et les filets de sécurité organisés par les « Etats-Providence » au sortir de la seconde guerre mondiale ont pu un temps apaiser les ressentiments des perdants de la mondialisation. Mais, dès la fin de la crise de 2008, la condition des classes moyennes s’est fortement dégradée, sous l’effet du chômage de masse, de la contraction du crédit et des coups de boutoir contre l’Etat-Providence qui ont fait suite aux plans de renflouement des banques. Au même moment, les catégories aisées, perçues comme les responsables de la crise, ont été les principales bénéficiaires des politiques de soutien aux institutions financières et aux marchés d’actifs.
 C’est vers le début de la décennie 2010 que les ressentiments des perdants de la mondialisation se sont cristallisés politiquement. Dans tous les pays avancés (à l’exception peut-être du Royaume-Uni), les partis traditionnels perçus comme inféodés aux pouvoirs financiers se sont montrés en effet incapables de proposer une alternative politique à un ordre mondial présenté comme inéluctable. L’audience et la crédibilité des partis de gouvernement se sont effritées au profit de partis « anti-establishment », qui sont devenus les seuls à incarner l’espoir d’un renversement du statu quo.

Les mouvements anti-establishment focalisent alternativement leur discours sur la thématique du conflit de classe (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Grillo en Italie, Sanders aux Etats-Unis…), ou sur des thématiques identitaires et nationalistes (Le Pen en France, Trump aux Etats-Unis, Aube Dorée en Grèce, Wilders aux Pays-Bas, FPO en Autriche…). Ces différentes thématiques résonnent avec le sentiment d’insécurité économique, physique et culturelle de classes moyennes paupérisées et désespérées.

L’Europe, et en particulier la zone euro, constituent l’épicentre de la vague anti-establishment. Cette situation n’est pas fortuite : le chômage en zone euro est le seul à être resté très nettement supérieur à son niveau d’avant crise parmi les pays avancés. Les peuples européens ont en outre cédé leur droit à l’auto-détermination sur tous les sujets essentiels (commerce, monnaie, budget, lois de la concurrence, marché du travail, banques, immigration…), par le truchement de traités et de « memorandum », ratifiés sans débat digne de ce nom par les parlements nationaux. L’architecte du nouvel ordre européen est une Allemagne prisonnière d’un puritanisme économique anachronique et son maître d’œuvre une technocratie hors sol incapable de résoudre efficacement les différentes crises existentielles traversées par le continent (crise de l’euro, des migrants…).  Pour l’instant, la Grèce est le seul pays d’Europe occidentale à avoir vu l’accession au pouvoir d’un parti de rupture avec l’establishment européen. Cette expérience inédite de souveraineté démocratique s’est transformée en capitulation totale pour le parti Syriza face à l’intransigeance des élites européennes, soucieuses de préserver la doctrine du TINA (« There is no Alternative »).

Si l’Histoire ne se répète jamais tout à fait, elle peut néanmoins servir de lanterne pour éclairer l’univers des possibles. La précédente vague de mondialisation, qui s’est étalée de 1870 à 1914, a pris fin dans les années 20-30 quand le camp des perdants de la mondialisation (à l’époque les agriculteurs et les petites entreprises) a commencé à se structurer politiquement, optant pour le retrait de l’ordre économique mondial, soit au nom du progrès social (expérience communiste), soit au nom de la sauvegarde de l’intérêt national (expériences fasciste et nazie).

Les partis modérés sauront-ils élaborer, comme les leaders du monde libre au sortir de la seconde guerre mondiale, une forme plus souple de coopération internationale compatible avec la sauvegarde des équilibres nationaux? Ou leur renoncement à réformer radicalement le statu quo conduira-t-il, comme il y a un siècle, au renversement du nouvel ordre économique mondial par des forces totalitaires et autarciques?


dimanche 6 mars 2016

Chute des valeurs bancaires : l’avenir d’une correction

Article publié dans le magazine Ma Yesh (mars 2016)

Depuis le début de l’année 2016, on a assisté à des turbulences importantes sur les marchés financiers. Les principaux indices boursiers des pays développés ont cédé plus de 10% et les indices bancaires plus de 20% dans ce qui a constitué un des pires débuts d’année boursier des cent dernières années…

Mais cette correction a en réalité commencé au dernier trimestre de l’année 2014, avec la chute du pétrole et des devises émergentes face au dollar, qui s’est poursuivie tout au long de l’année 2015. Son origine a été le resserrement monétaire de la Federal Reserve survenu à partir de l’année 2013. De novembre 2008 à septembre 2012, la Fed avait en effet lancé des programmes successifs d’achat d’actifs d’une ampleur sans précédent pour contrer les effets récessifs de l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis (multiplication par cinq de la base monétaire). Fin octobre 2014, elle y met fin puis, en décembre 2015, elle relève ses taux directeurs de 0.25% et annonce son intention de remonter « graduellement » ses taux directeurs tout au long de l’année 2016 en fonction de l’évolution des fondamentaux de l’économie américaine.

Ce resserrement monétaire a été aussi lourd de conséquences sur les marchés que celui entamé à partir de l’été 2004 : dans les deux cas, les bulles favorisées par la politique de taux bas menée sur les années précédentes ont alors éclaté. En 2006, c’est la dette privée dite « subprime » qui avait été la première touchée. Cette fois, la crise s’est focalisée sur la dette des pays émergents et des sociétés productrices de matières premières. Comme en 2006-2007, l’onde du choc a mis un certain temps à se propager vers l’ensemble des actifs financiers. Dans le cas de la crise actuelle, il aura fallu un peu plus d’un an pour que l’illusion du « découplage » entre pays émergents et pays développés prenne fin.

Aujourd’hui, l’épicentre de la crise n’est plus le pétrole et le monde émergent mais les grandes banques d’investissement européennes et américaines, qui se trouvent, comme en 2007-2008, dans le collimateur des investisseurs. Endettement trop important, contexte global d’aversion au risque élevée sur les marchés, actifs à risque (financement de projets liés aux matières premières, prêts toxiques dans le cas des banques du Sud de la zone euro), nouvelles régulations, gouvernance défaillante, faiblesse des résultats due à une croissance mondiale atone et aux taux d’intérêts bas, incertitudes politiques (popularité de Donald Trump et de Bernie Sanders aux Etats-Unis, menace de Brexit…), opacité des bilans et interconnections forment le cocktail détonant derrière cette nouvelle crise de défiance à l’égard des grandes banques d’investissement. Emblématique de cette crise de défiance, l’action Deutsche Bank a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis avril 2014.
On se souvient qu’en 2008-2009, la crise bancaire avait été jugulée par des actions sans précédent des Banques Centrales et des gouvernements pour remettre à flot le secteur financier : garanties sur le marché interbancaire, rachat d’actifs toxiques, recapitalisations, prêts d’urgence, plans de relance…. Ces mesures exceptionnelles avaient conduit à l’explosion du bilan des Banques Centrales et au creusement de la dette publique, avoisinant aujourd’hui les 100% du PIB dans les pays industrialisés. Suite à la crise sur la dette publique grecque survenue fin 2009, les gouvernements des pays avancés, inquiets de subir à leur tour le sort de la Grèce, ont décidé un tour de vis budgétaire dès 2010. On a ainsi délégué aux seuls Banquiers Centraux le soin d’amortir les effets récessifs combinés du long cycle de désendettement privé entamé à partir de 2006 et du cycle de désendettement public amorcé quatre ans plus tard.

Il en a résulté une politique monétaire ultra-accommodante, qui n’a pas manqué de produire son lot de conséquences désagréables : taux d’intérêt très bas voire négatifs mettant en difficulté les banques et les gérants d’actifs, recherche effrénée de rendements profitant à des emprunteurs à la solvabilité douteuse, bulles d’actifs, guerre des monnaies… Parallèlement, les bienfaits de cette politique monétaire accommodante pour l’économie ont du mal à se faire sentir, car les liquidités déversées sur les marchés d’actifs peinent à se traduire, en Europe au moins, par des créations d’emploi significatives et par le retour à une inflation proche de la cible des 2%. Comme souvent en économie, l’évaluation de l’impact des politiques économiques se heurte au problème du « contrefactuel » : on voit les désordres causés par les politiques monétaires, mais on ne voit pas ce qui se serait passé en leur absence (seule la crise des années 30 en fournit un aperçu pour qui s’intéresse à l’histoire économique du siècle passé). Le resserrement monétaire de la Fed, que beaucoup d’économistes ont jugé prématuré au regard des fondamentaux de l’économie mondiale, s’inscrit ainsi dans un contexte politique de défiance de plus en plus importante vis-à-vis de la politique monétaire. De nombreux candidats à la primaire républicaine parlent de fermer la Fed, qu’ils pointent comme la principale responsable des dérèglements financiers observés depuis une vingtaine d’année. Du côté démocrate, Bernie Sanders souhaite également renforcer le contrôle politique sur les actions de la Fed, de manière à ce que ces actions bénéficient non plus au seul secteur financier mais au plus grand nombre, une position partagée par le nouveau leader du parti travailliste Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. En zone euro, le gouverneur de la Banque Centrale Européenne Mario Draghi doit faire face à la fronde des pays du Nord de la zone euro (Allemagne, Finlande, Pays-Bas) qui s’opposent à ce qu’ils voient comme un sauvetage permanent des nations emprunteuses.  La sacrosainte « indépendance » des Banques Centrales, qui garantit leur crédibilité dans l’atteinte de leurs objectifs d’inflation, est ainsi partout remise en cause. On peut d’ailleurs y voir un élément explicatif du fait que l’objectif d’inflation à 2% n’est plus atteint dans aucun pays avancé depuis deux ans.

Dans ce contexte politique chargé, seule une nette dégradation des chiffres d’emploi et d’inflation – et donc une correction boursière plus importante- pourra fournir aux banques centrales la légitimité politique pour mener les actions nécessaires au sauvetage du système financier. C’est ce qui fait de 2016 une année à hauts risques pour les marchés.