mercredi 11 juillet 2018

L'Europe après le Brexit, conférence du 3 novembre 2016, à Toulouse

L’Europe après le Brexit
Steve Ohana
Toulouse, 3 novembre 2016

Le vote britannique du 23 juin est un symptôme d’un malaise profond situé au cœur des démocraties occidentales. Le pacte national qui cimentait les sociétés occidentales au sortir de la seconde guerre mondiale est en train de se fissurer. C’est un événement considérable, dont les répercussions et les répliques se feront sentir sur des décennies.
Il y a plusieurs façons, toutes reliées, de lire le résultat du référendum.
Le premier angle de lecture consiste à y voir un rejet identitaire et culturel de l’ordre international libéral issu de la seconde guerre mondiale : une frange de l’électorat culturellement conservatrice et politiquement attachée au cadre de l’Etat Nation a manifesté son rejet des valeurs internationalistes, cosmopolites et progressistes portées par les tenants du nouvel ordre postnational issu de l’après-guerre.
Le second angle de lecture consiste à y voir une révolte de nature économique et sociale contre la globalisation financière : les « perdants de la mondialisation » se sont soulevés contre les élites politiques et économiques, qu’ils perçoivent comme les organisatrices et les seules bénéficiaires de la globalisation financière.
Le troisième angle de lecture est plus spécifiquement rattaché à la crise de défiance vis-à-vis des institutions européennes et au rapport de force UE/UK: on peut lire dans le résultat du référendum britannique un mouvement opportuniste de la part d’un pays qui a saisi une occasion historique de se dégager d’un continent en crise.
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Crise de l’ordre post-national cosmopolite issu de l’après-guerre
« Si on se croit citoyen du monde, on est en fait citoyen de nulle part », déclarait Theresa May dans son discours du 5 octobre dernier face aux représentants de son parti. Ainsi, celle qui a succédé à David Cameron au 10 Downing Street marquait d’emblée sa lecture du vote du référendum comme un appel des électeurs à un retour au cadre protecteur de l’Etat-Nation, bien au-delà du problème de l’adhésion à l’UE qui était la question officiellement posée aux électeurs. Le vote du 23 juin révèle effectivement un schisme culturel entre britanniques favorables et hostiles à l’immigration et aux valeurs cosmopolites et libérales au sens large, qui se double d’un autre fossé culturel lié à l’âge (slides 2 et 3).
La campagne référendaire s’est focalisée sur le problème migratoire, intra-UE et extra UE, sur la sécurité, sur la préservation de l’identité et de la souveraineté britannique face à globalisation : malaise face à l’immigration est-européenne (800 000 polonais vivent aujourd’hui sur le sol britannique), face à la crise des migrants en provenance du Moyen-Orient, sentiment de perte de souveraineté à l’égard des institutions européennes sont les thèmes qui ont dominé la campagne pour le Brexit.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir le pays fondateur du libéralisme politique se révolter contre l’ordre « libéral » internationaliste tel qu’il s’est développé au cours des 30 dernières années. C’est que, pour les libéraux britanniques, dont la plupart se sont retrouvés du côté Leave, le libéralisme ne se conçoit qu’entre nations souveraines et consentantes, dans le cadre d’intérêts réciproques bien compris. Theresa May, dans un discours antérieur au vote du 23 juin alors qu’elle était Ministre de l’Intérieur en campagne pour le Remain, justifiait d’ailleurs son soutien à des organisations ou traités internationaux tels que l’OTAN par le fait qu’ils servaient l’intérêt national britannique. En revanche, elle se montrait très réservée à l’égard de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui restreignait considérablement les marges de manœuvre du Royaume-Uni dans sa politique sécuritaire sans apporter d’avantages significatifs en retour. Pour les libéraux britanniques, le Brexit est l’occasion de signer des traités de libre-échange avec le reste de l’UE, sans passer par les complications d’une négociation à 28 sous l’égide de la Commission Européenne. C’est aussi l’occasion de se défaire de réglementations absurdes édictées par les technocrates non élus de Bruxelles. Ainsi, le vote du 23 juin reflète la constante aspiration des britanniques à une pleine et entière souveraineté, de la guerre contre le Royaume d’Espagne au 16ème siècle, au refus de capituler devant l’Europe allemande souhaitée par Hitler au cours de la seconde guerre mondiale. 
Alors que le respect du principe d’auto-détermination des peuples était au cœur des préoccupations initiales de Churchill et Roosevelt, une idéologie post-nationale s’est vite imposée dans le camp occidental au sortir de la seconde guerre mondiale.  Le processus d’intégration avait notamment pour objectif de faire bloc face à l’expansionnisme soviétique, un objectif qui allait notamment déboucher sur la création de L’OTAN. L’intégration européenne a complété ce projet, avec en filigrane l’objectif de contenir les velléités nationalistes des Etats européens vues comme responsables des deux derniers conflits mondiaux. Ceci allait mener à la mise en place de la CECA (6 pays), puis la CEE (12 pays), et finalement l’Union Européenne (28 pays) et l’Union Monétaire Européenne (19 pays). C’est cette course vers « An even closer union », inscrite dans les traités européens, qui allait susciter très tôt la méfiance des Britanniques. David Cameron, bien avant le vote du 23 juin, avait d’ailleurs part de son désir de retirer cette formulation des traités, mais sans succès. Par son refus d’intégrer l’Union Monétaire et l’espace Schengen, par sa volonté permanente de négocier des exemptions (non signature du Pacte de Stabilité instaurant des limites de déficit budgétaire pour les Etats européens, restriction sur la distribution d’aides sociales aux ressortissants de l’UE etc.), par sa volonté de toujours réviser à la baisse sa contribution au budget européen (résumée par le célèbre « I want my money back » de Margaret Thatcher adressé aux leaders européens), le RU a toujours cherché à affirmer son désir d’indépendance et sa réserve par rapport au processus d’intégration européenne. Ce désir de souveraineté est peut-être à rattacher au fait que, contrairement aux nations du continent, le RU n’a jamais été cédé aux sirènes du fascisme. Les britanniques ont une vision positive et décomplexée de la souveraineté et ne l’associent pas comme les continentaux aux heures sombres de leur passé.
Theresa May a récemment fait part de son désir de placer le contrôle des flux migratoires au cœur de la négociation de sortie du Royaume-Uni. Devant le discours aux relents souverainistes et anti-immigrationnistes du nouveau gouvernement britannique, le débat politique britannique oppose deux conceptions irréconciliables du « libéralisme » : le libéralisme conservateur porté par les « brexiters » et plaçant la souveraineté nationale au cœur de ses préoccupations (quitte même à sacrifier l’accès au marché unique européen si l’UE le juge nécessaire) et le « libéralisme » cosmopolite et internationaliste, souvent plus à gauche sur le terrain économique (moins favorable au libre-échange, plus favorable à la régulation et à l’intervention de l’Etat dans l’économie) et beaucoup plus sensible aux droits individuels (égalité des sexes, libre circulation des personnes, égalité des droits etc.) qu’à la souveraineté nationale. En fait, depuis la fin des années 60, la plupart des élites occidentales ont épousé de façon plus ou moins consciente la cause du cosmopolitisme, qu’elles associent à une avancée irréversible par rapport aux structures sociales et familiales archaïques qui régissaient jusque-là les sociétés occidentales. Mais ce discours cosmopolite, qui représente le discours dominant des grandes métropoles et trône en maître dans l’espace médiatique et politique, est en réalité peu partagé au sein des classes populaires, peuplant les zones rurales ou péri-urbaines que l’on pourrait qualifier de « périphériques ». Celles-ci n’ont jamais été séduites par les discours vantant les vertus des « sociétés ouvertes et multi-culturelles » portés par les élites. Ils sont au contraire attachés aux valeurs traditionnelles ainsi qu’à l’Etat-Nation, perçus comme le garant de leur identité et de leur souveraineté. Les tenants de l’ordre libéral internationaliste ont souvent tenté de minimiser la portée de cette irrédentisme culturel en l’associant à une nostalgie déplacée de la part de « vieux » qui ne devraient plus avoir leur mot à dire sur les choix engageant les prochaines générations, à un manque d’éducation de la part des « sans-dents » en  ou encore de le réduire à une révolte d’origine sociale due à un sentiment de déclassement économique. Une analyse plus poussée révèle que ce mouvement trouve un écho chez les élites elles-mêmes, mais aussi chez les jeunes. Notre époque est marquée par le retour d’une pensée conservatrice, un effet boomerang de la domination devenue trop écrasante des valeurs libérales et cosmopolites dans les sociétés occidentales.
La révolte contre l’ordre internationaliste libéral est d’ailleurs commune à toutes les sociétés occidentales et trouve dans chaque pays une incarnation politique propre, du Mayism britannique au Marinisme français en passant par le Trumpisme états-unien. « Make America Great Again », le slogan de campagne de Trump aux Etats-Unis, est comme l’emblème de ce courant. Il fait appel à la nostalgie d’un ordre ancien qui ne plaçait pas encore les droits individuels au cœur des préoccupations, était respectueux des particularismes nationaux et faisait la part belle aux Etats-Nations.
Le vote du 23 juin n’est pas la première défaite de l’ordre internationaliste libéral issu de l’après-guerre. On se souvient que le rejet par référendum du traité européen en 2005 par les électeurs français s’était soldé par la ratification par le Congrès d’un traité à peine amendé quelques années plus tard…. Mais c’est le premier mouvement de déconstruction de l’ordre international qui prévaut depuis cinquante ans. Les progrès récents enregistrés par les courants conservateurs dans les pays d’Europe de l’Est, mais aussi en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche, aux Etats-Unis, laissent penser que d’autres étapes de ce processus de déconstruction suivront dans les années à venir.

Crise de la globalisation financière
Ce n’est pas un hasard si le slogan de campagne de Theresa May est « A country that works for every one » et si ses premières mesures économiques concernent le problème des excès du capitalisme financier et des inégalités sociales et régionales (contrôle des écarts de salaires, présence de représentants salariaux au conseil d’administration des entreprises, politique de relance industrielle en faveur des régions qui ont le plus souffert de la mondialisation).  Cette orientation peu libérale marque une rupture avec la ligne traditionnelle des Tories, de Margaret Thatcher à David Cameron.
Le vote du 23 juin est en effet le reflet d’un clivage entre bénéficiaires et perdants de la mondialisation. Ce clivage se traduit d’abord au niveau régional. Le vote Leave a été très majoritaire dans les anciens bastions industriels du Nord-Est de l’Angleterre tels que Lincolnshire, le Yorkshire (Sheffield industrie textile et sidérurgique), le Staffordshire (Stoke est le berceau de l’industrie minière). Il a été aussi fortement majoritaire au pays de Galles, une région dont le PIB par tête est plus bas que celui de l’Angleterre, de l’Ecosse et même de l’Irlande du Nord. Toutes ces régions ont en commun d’avoir décliné à la fin du siècle précédent par rapport à la région de Londres qui a majoritairement voté Remain (à plus de 70% dans le centre de la capitale britannique). L’écart entre régions les plus riches et les plus pauvres au RU est aujourd’hui le plus important d’Europe occidentale. L’Irlande et l’Ecosse font cependant figure d’exception : ces deux membres du RU, toutes deux culturellement attachées à l’intégration européenne, cumulent PIB par tête plus bas que la moyenne du pays et fort vote pour le Remain. Slides 4 et 5.
Mais le clivage a aussi une traduction plus globale : le vote leave dépasse les 60% parmi les sans emploi et les salariés peu qualifiés alors qu’il n’est que de 43% au sein des classes moyennes supérieures.
Ces disparités régionales et sociales, communes à la plupart des pays occidentaux, traduisent une évolution de l’ordre économique mondial au cours des 30 dernières années.
Les accords de Bretton Woods, qui régissaient l’ordre économique mondial au sortir de la seconde guerre mondiale, étaient assez souples et respectueux des particularités des Etats-Nations. Cet ordre économique mondial flexible, qui a accompagné la période des Trente Glorieuses (une période de croissance soutenue et équitable au sein des pays occidentaux)  fait place à partir des années 70 à un système économique plus intégré mais aussi plus instable et inégalitaire. C’est une deuxième vague de mondialisation financière qui est donc apparue à partir des années 70, la première s’étant achevée au sortir de la Grande Guerre avec les mouvements bolchéviques, fascistes puis avec la sortie de l’étalon-or et le repli protectionniste qui ont suivi la Grande Dépression de 1929.
Quatre transformations radicales se sont produites. Premièrement, le pouvoir de négociation des employés peu qualifiés a été écorné sous l’effet conjoint de l’automatisation, du recul des syndicats, de la concurrence de la main d’œuvre en provenance des pays à bas salaires et de la flexibilisation du marché du travail. En second lieu, la dérégulation du commerce mondial a connu une accélération avec l’avènement de l’OMC (en lieu et place du GATT, beaucoup plus souple), fragilisant les secteurs les plus soumis à la concurrence internationale et réduisant considérablement les marges des Etats face aux possibilités d’arbitrages et au pouvoir des multinationales. Troisièmement, la dérégulation du secteur financier et des flux de capitaux a entraîné une explosion des salaires parmi les employés de la finance et les « super-managers » ainsi qu’une vulnérabilité croissante des économies locales aux soubresauts des marchés financiers mondiaux. Enfin, la baisse des taux marginaux d’imposition et de la fiscalité sur les revenus de l’épargne a introduit une dégressivité de l’impôt pour les plus aisés, ceux-ci étant en mesure, plus que les classes moins aisées, de pratiquer l’optimisation, l’évasion voire la fraude fiscale.
Ces différentes transformations ont conduit à un mode de développement économique beaucoup moins équilibré qu’au cours des trente glorieuses. Une explosion des inégalités salariales a été observée dès le milieu des années 80 dans les pays anglo-saxons, qui ont mis en œuvre les politiques de flexibilisation du marché du travail et de dérégulation financière avec le plus d’ardeur (les 1% plus riches ont ainsi capté plus de 50% de la richesse créée depuis 1993 aux Etats-Unis). En Europe, c’est le mauvais fonctionnement de la monnaie unique en réponse à la crise financière qui a creusé les inégalités entre pays européens mais aussi en leur sein (nous y revenons plus loin).
Tous ces bouleversements ont provoqué une schisme croissant entre les « gagnants » de la mondialisation, une catégorie habitant les grandes métropoles, bien insérée dans la globalisation, éduquée et cosmopolite, et ceux se ressentant à tort ou à raison comme les « perdants » de la mondialisation, une catégorie englobant les jeunes, les chômeurs, les salariés précarisés, les habitants des zones périurbaines (ou « périphériques »), les populations moins diplômées et culturellement plus conservatrices.
Jusqu’à la crise financière de 2008, le contexte de croissance mondiale soutenue, les possibilités d’endettement ouvertes aux classes populaires et les filets de sécurité organisés par les « Etats-Providence » au sortir de la seconde guerre mondiale ont pu un temps apaiser les ressentiments des perdants de la mondialisation. Mais, dès la fin de la crise de 2008, la condition des classes moyennes s’est fortement dégradée, sous l’effet du chômage de masse, de la contraction du crédit et des coups de boutoir contre l’Etat-Providence qui ont fait suite aux plans de renflouement des banques. Au même moment, les catégories aisées, perçues comme les responsables de la crise, ont été les principales bénéficiaires des politiques de soutien aux institutions financières et aux marchés d’actifs. Ainsi, les 1% plus riches ont capté 92% de la croissance des revenus entre 2008 et 2012 aux Etats-Unis.
La crise de 2008 a donc mis à jour un système économique profondément inéquitable, qui peut être résumé par le slogan : « Pile je gagne, face tu perds ». La période de croissance (d’ailleurs modeste au regard de celle des Trente Glorieuses) qui s’est étendu du début des années 80 à 2008 a profité essentiellement à la sphère financière. Puis la crise financière qui a été provoquée par les excès de cette dernière a forcé les Etats à renflouer les banques et à soutenir les marchés d’actifs, surtout au bénéfice des plus aisés. Enfin, devant l’explosion de la dette publique, les Etats, répondant notamment à l’appel des milieux d’affaires, ont cru nécessaire de restreindre les politiques de soutien aux plus fragiles.
Cette crise du capitalisme devient une crise de légitimité des élites politiques. Les liens incestueux entre sphères financières et politiques (Barroso est arrivé chez Goldman Sachs après avoir quitté son poste de Président de la Commission Européenne, Mario Draghi est devenu gouverneur de la BCE après avoir été directeur de la branche européenne de la banque Goldman Sachs, Mario Monti était consultant pour Goldman Sachs avant d’être nommé à la tête du gouvernement italien en 2011, l’ex Commissaire Européen à la concurrence Nelly Kroes est maintenant consultante pour la firme Uber, l’ancien Commissaire Européen à l’environnement Connie Hedegaard travaille maintenant pour la marque Volkswagen, Hillary Clinton a reçu des cachets importants de la part des banques de Wall Street à la fois pour ses prestations en tant qu’oratrice et pour le financement de sa campagne électorale etc.) laissent planer un doute sur la capture éventuelle du pouvoir politique par la sphère économique et financière.
Le schisme économique et social entre « perdants et vainqueurs de la mondialisation » est évidemment très corrélé (quoique non exactement superposable) au schisme culturel évoqué plus haut entre hérauts et opposants des valeurs multiculturelles et cosmopolites : les mêmes personnes cumulent souvent des situations de précarité économique et de rejet des valeurs libérales. On peut penser que les deux situations d’exclusion sociale et culturelle se renforcent l’une l’autre et débouchent sur un rejet exacerbé des « élites » qui, elles, cumulent le plus souvent statut social valorisant et idéologie en accord avec l’ordre libéral cosmopolite. Malgré cette forte corrélation, il ne faut pas commettre l’erreur de confondre totalement la problématique culturelle avec le conflit de classe : il existe des groupes fortement sensibilisés au conflit de classe mais animés par l’idéologie « libérale cosmopolite » (on peut penser par exemple aux mouvements étudiants d’extrême gauche mais aussi aux mouvements écologiste en France ou au parti national écossais au RU) ainsi que des groupes sensibles aux problématiques identitaires et culturelles sans pour autant se sentir partie prenantes du conflit de classe (on peut penser aux libéraux conservateurs tels que le mouvement UKIP au Royaume-Uni ou la « petite bourgeoisie » de province).
Le rejet du capitalisme financier a également trouvé un canal d’expression politique. La rébellion récente du leader social-démocrate de la Wallonie Paul Magnette contre l’accord de libre-échange entre le Canada et l’UE reflète une suspicion contre les élites politiques en charge de gouverner la mondialisation, élites qui sont accusées de favoriser les intérêts des multinationales aux dépens de ceux du plus grand nombre. Le mouvement populaire Occupy Wall Street, celui des Indignés, de Nuit Debout, la candidature Sanders aux Etats-Unis, le mouvement Podemos en Espagne, Cinq Etoiles en Italie, la gauche du PS et le Parti de Gauche en France sont des déclinaisons du mêmes mouvement.
Il y a une frontière de plus en plus poreuse entre critique du capitalisme financier et critique du cosmopolitisme. Les partis conservateurs en Europe et aux Etats-Unis intègrent de plus en plus dans leur plateforme des éléments de critique du capitalisme financier (critique des pratiques déloyales chinoises et des accords de libre-échange, attention portée au problème des inégalités salariales et de la gouvernance des entreprises, politique de résindustrialisation, critique de l’austérité et de l’euro). Tel fut le cas par exemple de Theresa May dès sa campagne d’investiture.
D’autre part, le rejet de la mondialisation financière porté traditionnellement par les partis de gauche peut dans certains cas venir s’agréger dans les urnes à la critique des valeurs cosmopolites portée par le courant conservateur, comme ce fut le cas lors du référendum britannique (on peut penser que le même mécanisme était d’ailleurs à l’œuvre lors du référendum français sur le traité européen en 2005).
La confluence des deux thèmes de contestation provoque une crise doctrinale à gauche. L’investiture de Corbyn à la tête du Labor Party a marqué un virage idéologique de la gauche britannique, vers une critique plus radicale des politiques austéritaires et des excès du capitalisme financier. La gauche britannique s’est donc retrouvée mal à l’aise dans sa position consistant à expliquer que l’appartenance à l’UE garantissait les droits des salariés britanniques. Cette même UE venait en effet d’infliger depuis 2010 des plans d’austérité aussi injustes qu’inefficaces à l’Irlande voisine ainsi qu’aux autres pays périphériques de la zone euro (nous y reviendrons). Ainsi, malgré l’appel (relativement timide) de la gauche britannique à voter Remain (pas de consigne similaire du côté du parti conservateur), 1/3 des électeurs du Labor Party ont quand même voté Leave, contribuant décisivement à sa victoire (Slides 6 et 7). Il s’agit essentiellement des derniers sympathisants du Labor Party encore situés dans les bastions traditionnels du parti travailliste, c’est-à-dire les anciennes régions industrielles du Nord-Est de l’Angleterre. Un député du Labor Party, John Mann faisait même récemment remarquer ce fait pour souligner et déplorer la déconnexion du Labor Party d’avec sa base. Le parti travailliste est aujourd’hui en déconfiture, sans doctrine claire, et confronté au départ massif des Leavers. Face à cette crise, certains, comme l’ancien candidat à l’investiture travailliste Chuka Umunna vont même jusqu’à se demander s’il ne faudrait pas intégrer dans la plateforme travailliste la restriction de la libre circulation des personnes, de façon à se mettre en phase avec la situation post- référendaire…. Il faut noter que, dans le thème de l’immigration, se mêle à la fois la critique du cosmopolitisme et le critique des effets économiques de la mondialisation, puisque l’immigration en provenance des pays à plus bas salaires pèse sur les salaires peu qualifiés (même si l’effet est modeste d’après les nombreuses études réalisées sur le sujet). On le voit, même la gauche est tentée de raccorder critique du capitalisme financier et critique du cosmopolitisme, à l’unisson de ses potentiels électeurs des classes populaires.

Crise des institutions européennes et rapport de force UE/UK
Le vote du 23 juin est intervenu dans un contexte de crise institutionnelle majeure de l’UE et en particulier de la zone euro.
La crise bancaire et souveraine qui a éclaté en 2010 a révélé les défauts de construction de l’Union Monétaire Européenne, à savoir l’édification d’une monnaie unique sans Etat fédéral permettant d’absorber les « chocs asymétriques », c’est-à-dire les chocs affectant de façon différente les membres de l’union monétaire. Les économistes américains avaient pointé cette déficience dès les années 90, soulignant la nécessité de mécanismes d’assurance de dépôts, de mutualisation des risques bancaires et de transferts entre régions à l’intérieur d’une union monétaire. Quand une région confrontée à un choc ne peut pas dévaluer sa monnaie, elle doit bénéficier de mécanismes de solidarité de la part des autres membres avec lesquelles elle partage sa monnaie pour maintenir le niveau de demande dans l’ensemble de l’union monétaire. En l’absence de ces mécanismes, elle se trouve obligée de s’ajuster par l’austérité, le chômage et la « dévaluation interne », c’est-à-dire la désinflation salariale, ce qui aggrave la crise de demande. Cette situation s’était produite quasiment à l’identique dans le cadre de l’étalon-or dans les années 30, conduisant l’Autriche, puis l’Allemagne, l’Angleterre et enfin les Etats-Unis à sortir tour à tour de cette union monétaire pour dévaluer leur monnaie et relancer leur économie.
Le résultat de ce défaut institutionnel de la zone euro a été une divergence entre économies cœur et économies périphériques, confrontées à l’implosion de leur bulle d’endettement privé à partir de 2010. Cette situation handicape l’ensemble du continent européen. La croissance économique en zone euro est la plus faible (et le chômage le plus élevé) de tous les pays avancés depuis 2007 (slides 8 et 9).
Au niveau politique, l’Allemagne a su utiliser son statut de principal pays créditeur des nations périphérique et ses efforts de compétitivité passés pour accroître considérablement son influence dans la gouvernance européenne. Derrière l’écran des institutions européennes, et particulier la Commission Européenne et l’Eurogroupe, elle renoue avec une politique de puissance en Europe. La chancelière allemande est le seul dirigeant européen qui n’a pas été balayé par la vague de discrédit qui a frappé l’ensemble des élites politiques du continent. L’idéologie ordolibérale allemande, focalisée sur la compétitivité salariale et la maîtrise des déficits publics, s’est imposée comme la doctrine incontournable dans la gestion de la crise de l’euro, en dépit de son caractère fondamentalement anachronique et inadéquate. L’Allemagne attribue son succès d’aujourd’hui aux efforts entrepris par Schroeder pour maîtriser ses coûts salariaux pendant la décennie 2000. Elle veut aujourd’hui modeler le reste de l’Europe à son image, sans comprendre l’aide que lui ont fournie ses partenaires de la zone euro dans son ajustement réussi des années 2000 ni la nécessité de leur renvoyer aujourd’hui l’ascenseur. En effet, L’Allemagne s’est non seulement refusée à toute politique de relance de la demande en zone euro, mais, au nom de sa fixation sur l’équilibre budgétaire, elle a également refusé, malgré ses taux négatifs jusqu’à l’horizon 10 ans, d’investir dans sa propre économie (l’investissement public représente 2% du PIB en Allemagne, l’un des plus bas niveaux d’Europe). Elle a également refusé, au nom de la préservation de sa compétitivité, de  reflater fortement ses propres salaires, ce qui aurait facilité l’ajustement de ses partenaires. En lieu et place de la reflation salariale allemande, on a donc la désinflation salariale dans tous les pays, édulcorée sous le nom de « réformes ». Les politiques de compétitivité salariale généralisées ont entraîné l’économie européenne dans une spirale récessive, où faibles salaires, faible inflation, faible demande et trappe d’endettement s’alimentent l’un l’autre. L’implosion de la zone euro et la déflation n’ont pu être évitées que par la politique monétaire ultra accommodante menée par Mario Draghi à partir de 2012, politique à laquelle le courant conservateur allemand est opposé mais qu’Angela Merkel, en véritable équilibriste, a néanmoins acceptée pour sauvegarder l’euro qui est taillé sur mesure pour les besoins de l’économie allemande. L’euro fortement sous-évalué pour l’Allemagne sert en effet l’objectif allemand d’accumulation d’excédents extérieurs tandis que l’arrivée de mains d’œuvre qualifiée en provenance des pays du Sud durement touchés par le chômage a permis de remédier un temps au problème du vieillissement démographique allemand. Si l’euro a été (provisoirement) sauvé de l’implosion, les peuples européens ne l’ont pas été du chômage et de l’appauvrissement.
La crise économique et sociale en zone euro a logiquement miné la légitimité des élites politiques européennes. En effet, les partis de gouvernement traditionnels n’ont offert aucune alternative politique à la doctrine imposée par l’Allemagne et agréée par Nicolas Sarkozy. Même les partis socio-démocrates, dont l’idéologie et la ligne programmatique sont pourtant théoriquement éloignés de l’ordo-libéralisme, se sont résignés à défendre le statu quo. Les seuls partis à avoir proposé une alternative sont les partis d’extrême gauche et d’extrême droite (ces-derniers ajoutant aux thèmes identitaires traditionnels le thème du rejet de la mondialisation financière et de l’austérité ordo-libérale). C’est pourquoi les partis de gouvernement traditionnels ont fortement reculé et les partis plutôt marqués à l’extrême gauche fortement progressé en Espagne, en Italie et au Portugal, conduisant dans tous ces pays à la fin du bipartisme. Même si les mouvements contestataires du statu quo européen ont partout progressé dans les urnes, conduisant dans certains cas à une situation de blocage politique, le seul pays où un parti de rupture avec les politiques en place a remporté une victoire électorale est la Grèce (où le parti d’extrême gauche Syriza a accédé au pouvoir en janvier 2015). Mais ce pays, asphyxié par l’Eurogroupe et par la BCE et non préparé à réémettre sa propre monnaie, a dû finalement capituler devant les exigences de ses créanciers au cours de l’été 2015. Cet épisode a d’ailleurs souligné la difficulté de sortie d’une Union Monétaire. Cette sortie ne peut être décidée, à l’instar d’une sortie de l’UE, par référendum car toute anticipation du risque de sortie se traduit par une fuite des capitaux et une crise bancaire. Une telle sortie ne peut que se préparer secrètement et s’opérer brutalement.
A cette crise de l’union monétaire, s’ajoute celle des migrants, qui a pris une acuité politique particulière suite à la décision unilatérale de la chancelière allemande d’accueillir un million de migrants sur le territoire allemand. Cette décision n’a pas été seulement motivée par des considérations humanistes mais également par le déficit de main d’œuvre qui menace l’économie allemande. Les violences terroristes et sexistes qui ont impliqué les migrants récemment accueillis sur le territoire européen ont confirmé toutes les craintes véhiculées par les courants conservateurs européens opposés à cette politique. Cette décision a provoqué une sécession des pays d’Europe de l’Est (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République Tchèque), réunis au sein du groupe Visegrad 4, et actuellement gouvernés par des partis anti-establishment conservateurs. Elle est également directement responsable de l’ascension fulgurante des mouvements anti-immigration en Allemagne elle-même ainsi que dans le reste de l’Europe. C’est également un des catalyseurs du vote Leave du 23 juin.
La conjonction des deux crises (crise de la zone euro, crise migratoire et sécuritaire) coalise donc contre les institutions européennes à la fois le mouvement de contestation culturelle portée par les partis conservateurs et le mouvement de rejet du capitalisme financier portée par les partis d’extrême gauche et d’extrême droite : tandis que la critique conservatrice s’inquiète d’une Europe qui n’offre plus de protection contre les flux migratoires et contre le risque terroriste, la critique antilibérale est orientée contre les politiques de compétitivité salariale et d’attaques contre l’Etat Providence en Europe. Et les uns comme les autres s’indignent de la dérive autoritaire des élites européennes de plus en plus déconnectées des préoccupations des peuples. Cette coalition des rejets rend tout référendum sur la sortie de l’UE potentiellement explosif.
Ainsi, la situation politique dans les pays cœur n’est guère plus satisfaisante que dans les pays périphériques. Le Front National est le premier parti de France, tout comme le parti libéral néerlandais anti-euro PVV dirigé par Geert Wilders. En Allemagne, le parti anti-immigration et anti-euro AfD est à 14% dans les sondages (il était à moins de 5% il y a trois ans). Les élections s’annoncent tendues dans ces trois pays en 2017.
Dans ce contexte, le Royaume-Uni, en tant que pays extérieur à la zone euro mais intégré commercialement au continent européen, bénéficie de nombreux atouts pour négocier sa sortie de l’UE.
L’objectif du RU dans la négociation est clair : contrôler les flux migratoires en provenance des autres pays de l’UE tout en maintenant le plus haut niveau d’accès possible au marché unique européen.
Pour l’UE, céder à ces exigences a un coût politique très élevé : ce serait renoncer au principe des « quatre libertés fondamentales » (biens, services, capitaux, personnes), qui constitue l’ADN de la construction européenne. Ce serait également envoyer le signal d’une Europe à la carte, où tous les pays pourraient négocier sur mesure les conditions de leur participation au marché commun. Dans le contexte de la crise migratoire actuelle et de la poussée des thèmes migratoires sur la scène politique, le risque est fort que d’autres pays demandent exactement la même chose que le RU. François Hollande est le leader européen qui s’est montré jusqu’ici le plus inflexible sur cette question (évoquant même le principe de « punir » le RU pour décourager d’autres pays de vouloir faire la même chose).
Mais, « punir » le RU en le coupant du marché unique aurait également un coût économique important pour l’Europe.
Les exportations du Royaume-Uni vers le reste de l’UE représentent 13% de son PIB tandis que celles de l’UE vers le Royaume-Uni représentent seulement 4% du PIB de l’UE (hors RU). A première vue, la sortie du RU du Marché Unique pénaliserait donc davantage le RU que l’UE. D’autre part, la fin de l’accès au marché unique pourrait signifier pour le RU la perte du « passeport financier » permettant l’export des services financiers de la City au continent. Cela serait une aubaine pour les places financières européennes telles que Paris, Francfort, Dublin, Luxembourg ou encore Amsterdam. Mais il faut tempérer cette première impression. D’une part, la part de l’UE dans les exportations britanniques n’a cessé de baisser depuis la crise, du fait notamment de la crise européenne. Même avant le référendum, le RU se sentait donc déjà de plus en plus appelé à développer ses relations commerciales vers le grand large (slide 10). D’autre part, l’UE n’est pas un bloc politique homogène et, comme nous l’avons vu, l’Allemagne y joue un rôle politique de premier plan. Or, l’Allemagne est le pays de l’UE qui exporte le plus vers le RU (100 milliards de dollars par an) et qui a le plus fort excédent commercial à l’égard du RU (slide 11). L’Allemagne, pays mercantiliste par excellence, souffrirait donc de l’instauration de barrières tarifaires avec le RU. D’autre part, le Royaume-Uni, en tant que pays souverain disposant de sa monnaie, dispose d’un certain nombre de leviers pour faire face au choc d’une sortie du Marché Unique : relance budgétaire, baisse des taux, dévaluation de la livre, baisse de l’impôt sur les sociétés, politique industrielle, réorientation de ses échanges avec le reste du monde… Le levier monétaire est d’ailleurs celui qui a permis de préserver la croissance britannique au moment où la zone euro s’est enfoncée dans la déflation. La même logique a été à l’œuvre à l’approche et à l’issue du référendum. La livre s’est dépréciée de plus de 20% par rapport à l’euro, ce qui a permis de soutenir le secteur exportateur britannique et de maintenir la croissance malgré l’incertitude créée par la perspective du Brexit. Cette baisse de la livre pourrait permettre à plus long terme au RU de redévelopper son industrie laminée par l’hypertrophie de la City londonienne qui, depuis plusieurs décennies, a soutenu la livre au détriment des autres secteurs de l’économie. La plupart de ces outils d’absorption des chocs n’est pas disponible aux pays de l’UE, et en particulier de la zone euro, qui est une zone monétaire non efficace. Certains pays, comme la Suède, moins sensibles que la France ou l’Allemagne au tabou de la libre circulation des personnes et particulièrement intégrés commercialement au RU, ont d’ores et déjà montré leur volonté d’offrir au RU un statut particulier, combinant accès au marché unique et contrôle des flux migratoires.
Punir le RU pour avoir respecté la volonté populaire exprimée dans le vote du 23 juin aurait également un coût politique pour l’Europe. La volonté exprimée par le peuple britannique de réguler ses flux migratoires tout en maintenant l’accès au Marché Unique correspond au souhait profond des autres peuples européens. J’en veux pour preuve le projet récent du gouvernement allemand, en ligne avec le RU, de restreindre les aides sociales au bénéfice des ressortissants de l’UE. L’accord trouvé en hâte par Merkel avec la Turquie pour contrôler le flux des migrants en Europe, l’érection de murs par les pays d’Europe de l’Est, mais aussi les nouveaux contrôles aux frontières instaurés par la Norvège, la Suède et par l’Allemagne elle-même en réponse à la crise des migrants, et ceux déployés par la France et la Belgique après les sanglants attentats du Bataclan et de Bruxelles sont autant d’indices concordants (slide 12). Le concept de libre circulation des personnes a émergé à une époque où le risque terroriste était peu présent et où l’UE ne s’était pas encore élargie à l’Est. C’était donc une période où les problèmes sécuritaires et identitaires liés aux flux migratoires intra et extra européens ne se posaient pas avec la même acuité qu’aujourd’hui. Les élites européennes auront beaucoup de mal à justifier le sacrifice supplémentaire de richesse au nom de la préservation d’un principe de libre circulation des personnes qui n’est plus en phase avec les besoins et les attentes des citoyens européens.
***

Après la crise de l’euro et la crise des migrants, l’UE se trouve donc confrontée avec le Brexit à une troisième crise existentielle. La négociation du Brexit place l’Europe à la croisée des chemins. Soit les leaders des partis républicains européens écoutent les aspirations des peuples et, de façon concertée, élaborent une sortie contrôlée de la monnaie unique et de la libre circulation des personnes. Soit ils continuent dans leur fuite en avant et alors, il faut craindre l’accession au pouvoir de partis anti-establishment qui feront imploser le statu quo européen de façon brutale et anarchique.
Au niveau plus global, le salut du monde occidental réside dans l’émergence d’une élite conservatrice républicaine à même de mieux réguler une mondialisation vectrice d’insécurité économique et culturelle sans sacrifier la démocratie. Le RU a montré qu’il disposait de telles élites. Mais il ne peut réguler la mondialisation lui tout seul. Les mois qui viennent nous diront si les Etats-Unis et l’Europe continentale sauront lui emboîter le pas. L’atmosphère pestilentielle qui se dégage de la campagne électorale outre-Atlantique et la pauvreté du débat politique en Europe ne présagent rien de bon. Mais, comme en 1940, l’espoir peut jaillir de situations de crise extrêmes, qui révèlent souvent des leaders inattendus.




mardi 22 mai 2018

L’Union Européenne en marche…vers sa désintégration

Publié par le magazine Ma Yech, juin 2018

L’Union Européenne, qui avait réussi à maintenir en sommeil les antagonismes nationaux et les tentations populistes depuis la fin de la seconde guerre mondiale,  est, depuis une dizaine d’années, en proie à un processus de désintégration. D’une part, comme aux Etats-Unis, un fossé s’est creusé depuis la crise financière de 2008 entre les peuples et leurs élites. D’autre part, un deuxième fossé se creuse entre « pays créanciers », Allemagne en tête, et « pays débiteurs » de la zone euro. En Allemagne, en Autriche, en Finlande, aux Pays-Bas, s’exprime une révolte contre les politiques de « sauvetages » des autres pays européens qui ont été mises place, au nom de la « sauvegarde de l’euro », suite à la crise des dettes « périphériques » de la zone euro en 2010. Au contraire, dans les pays débiteurs, c’est à une révolte contre l’ordre austéritaire européen inspiré par l’Allemagne que l’on assiste.

Si la dimension strictement financière de cette crise a été jugulée par les actions de Mario Draghi à la tête de la Banque Centrale Européenne (BCE), les interventions de la BCE sur les marchés de la dette publique ont été inadéquates pour résoudre la dimension économique et sociale de la crise. Dix ans après la crise des subprimes, les taux de chômage et de sous-emploi subi restent nettement supérieurs à leur niveau d’avant-crise en Grèce, en Espagne et en Italie, mais également en France.
La crise européenne a pris une nouvelle dimension identitaire avec la crise des migrants qui s’est déclarée en 2015, et s’est aggravée suite à la politique d’accueil des réfugiés annoncée unilatéralement par Angela Merkel. Puis elle a finalement pris un tour sécuritaire, avec les attentats islamistes du Bataclan et de Bruxelles en 2015-2016.

Crises économique et identitaire ont été à l’origine d’une montée des partis anti-establishment dans toute l’Europe, menant à la prise de pouvoir de partis anti-immigration dans de nombreux pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Autriche, République Tchèque), mais aussi à l’accession au pouvoir du parti anti-austérité Syriza en Grèce en 2015 et tout récemment, d’une coalition hybride de ces deux types de courants en Italie. France et Allemagne, pays moteurs de la construction européenne et deux principales économies de la zone euro, n’ont pas été épargnées par cette vague anti-establishment : les partis représentant le « bloc bourgeois », c’est-à-dire les classes de la population les plus aisées et les mieux insérées dans le statu quo de la mondialisation et de l’euro, se sont affaissés dans les deux pays, réalisant lors des élections de 2017 leur pire score combiné depuis l’après-guerre.

Finalement, la crise européenne s’est muée en crise diplomatique transatlantique depuis l’accession au pouvoir de Donald Trump en janvier 2017.

Attardons-nous sur trois symboles particulièrement frappants de la désintégration européenne.

Le Brexit, tout d’abord, est largement le reflet d’un rejet par les catégories populaires de la mondialisation et de la construction européenne, le vote « Leave » ayant enregistré ses scores les plus élevés dans les régions les plus affectées par la désindustrialisation et le tournant austéritaire européen de 2010. Les négociations du Brexit se déroulent dans une atmosphère tendue. Theresa May désire maintenir l’accès au marché unique européen tout en refusant les contraintes associées (libre circulation des personnes, abandon de la souveraineté juridique à la Cour de Justice de l’UE…). Face à elle, les dirigeants européens, Macron en tête, refusent de donner l’image d’une « Europe à la carte » où chaque pays pourrait négocier ses propres conditions d’adhésion. Le problème de la frontière entre Irlande (appartenant à l’UE et à la zone euro) et Irlande du Nord (membre du Royaume-Uni) n’est toujours par résolu.

La crise sécessionniste catalane, toujours non résolue, est l’expression, comme la montée de la Ligue du Nord en Italie, d’un ras-le-bol des régions les plus riches dans les pays les plus affectés par les politiques d’austérité européennes. Ces régions, qui sont travaillées par des mouvements indépendantistes très anciens, rejettent la saignée fiscale qui leur est imposée depuis le début de la crise par les gouvernements centraux perçus comme irrespectueux des identités régionales, corrompus et incapables de défendre les intérêts nationaux dans l’arène européenne.

Quant à l’Italie, elle est sur le point de se doter d’un gouvernement de coalition entre les deux principaux partis anti-establishment : la Ligue du Nord (mouvement anti-immigration à droite de Berlusconi) et le Mouvement Cinq Etoiles (mouvement anti-corruption, anti-austérité et eurosceptique). L’arrivée au pouvoir de ces partis anti-élites est la conséquence directe de la crise de l’euro et de celle des migrants, l’Italie faisant partie, avec la Grèce, des pays qui ont le plus pâti de l’absence de solidarité entre pays européens sur la question de la gestion de la crise de l’euro et des flux migratoires en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient. Ce raz-de-marée « populiste », annoncé depuis près de cinq ans par de nombreux observateurs, souligne les failles institutionnelles de la zone euro, une union monétaire incomplète sans budget commun et sans processus de décision démocratique. Depuis la crise des dettes périphériques, l’Allemagne a imposé son propre agenda à la zone euro, à travers le « pacte fiscal » et le mantra des « réformes structurelles », qui enferment l’Europe dans le dogme de la restriction budgétaire et de la compétitivité salariale. L’insuccès de ces politiques de « dévaluation interne » synchronisées est flagrant depuis 2011 et est largement responsable de la montée des partis anti-austérité dans toute l’Europe. Mais l’aspiration des peuples européens à d’autres types de politiques n’a pas trouvé de débouché politique dans les partis traditionnels, qui se sont arc-boutés sur la doctrine du TINA (« There is No Alternative »). Il était ainsi fort prévisible qu’à l’agenda du nouveau gouvernement italien, se trouvent un volet de mesures en contradiction frontale avec les traités européens : de très fortes réductions d’impôt pour soulager les ménages et les entreprises, un revenu « de citoyenneté » d’au moins 780€ par mois (deux mesures dont le coût, estimé à 100 milliards d’euros sur la législature, doit être financé par l’émission d’une monnaie alternative, les « mini-BOT »), un effacement par la BCE de 250 milliards de dette italienne qu’elle détient, et enfin des restrictions à la politique d’accueil des migrants. La zone euro a certes connu le précédent Syriza en Grèce, qui s’était soldé par un « blocus monétaire » (restrictions de la fourniture de liquidités aux banques) de la BCE sur les banques grecques et la capitulation finale de Syriza face à la menace d’effondrement économique de la Grèce. Mais le cas italien constitue cette fois un danger existentiel pour l’UE et la zone euro. L’Italie est la troisième économie de l’UE et le premier marché obligataire de la zone euro. Toute tentative de blocus monétaire de la BCE à l’égard des banques italiennes pourrait déboucher sur une crise financière mondiale, du fait du poids de la dette italienne dans les portefeuilles d’investissement et du caractère systémique de certaines banques italiennes (Unicredit en particulier). La nationalité italienne du gouverneur de la BCE Mario Draghi aggraverait également les tensions nationalistes et la révolte anti-élite au sein de l’Union. La condescendance et le ton paternaliste qui ont caractérisé l’attitude européenne à l’égard de la Grèce ne seront sans doute pas possibles avec un poids lourd tel que l’Italie. Matteo Salvini le leader de la Ligue du Nord, a d’ailleurs sèchement rejeté l’appel récent de Bruno Le Maire, le ministre français de l’Economie et des Finances, au respect des engagements fiscaux italiens, y voyant une atteinte à la souveraineté italienne.

A la fois révélateurs et catalyseurs de la désintégration européenne, les divers griefs de Trump envers l’UE (sur l’excédent commercial européen vis-à-vis des Etats-Unis, sur les efforts d’armement insuffisants des Européens en vertu de leurs engagements au sein de l’OTAN et sur leur politique d’apaisement envers l’Iran) soulignent et approfondissent les lignes de fracture qui divisent les pays européens. Sur ces trois sujets, il sera impossible pour les pays de l’UE de s’exprimer d’une voix cohérente et puissante face à Trump, tant leurs intérêts sont divergents.

L’hégémon allemand, principal bénéficiaire de la zone euro, n’a ni les moyens financiers ni la volonté politique de compenser les perdants de l’Union Monétaire. L’Amérique de Trump ne voit plus l’UE comme un débouché commercial ni comme un facteur de stabilisation servant les intérêts stratégiques américains, mais comme une zone vivant au crochet des Etats-Unis et empreinte d’une idéologie de complaisance face à l’Iran et à l’islamisme. Dans ce contexte, la vision macronienne d’un budget commun, d’une gouvernance économique et même d’une « souveraineté» partagée de la zone euro apparaît comme bien tardive et naïve. L’Union Européenne est bien « en marche »…mais vers sa désintégration…



lundi 7 mai 2018

Un moment de vérité pour l’Iran et le Moyen-Orient

Publié dans le magazine Ma Yech, mai 2018

Depuis quelques semaines, le rial, la devise iranienne, est en chute libre. Depuis que Donald Trump a remis en question l’accord nucléaire iranien en octobre dernier, le rial a chuté de près de 50% par rapport au dollar. La moitié de cette chute a été consécutive à la nomination en mars dernier de John Bolton, un opposant de longue date à l’accord nucléaire iranien, comme conseiller à la sécurité nationale à la Maison Blanche. L’incertitude est aujourd’hui à son comble suite à l’ultimatum de 120 jours posé par Donald Trump aux signataires de l’accord nucléaire iranien, qui expire le 12 mai. Si les défauts de l’accord nucléaire iranien ne sont pas corrigés selon les vœux de Donald Trump, alors celui-ci menace de se retirer unilatéralement de l’accord et de lancer une nouvelle batterie de sanctions contre le régime iranien. Ces nouvelles sanctions s’ajouteraient à toutes les difficultés déjà existantes pour l’économie iranienne dans ce contexte extrêmement incertain : arrêt des investissements étrangers, gel des projets déjà conclus avec les pays étrangers, impossibilité de rapatrier les revenus d’exportation, tous encaissés à l’étranger, ce qui a pour effet de restreindre l’accès du pays aux devises étrangères… Le système bancaire est également fortement atteint, du fait d'une régulation laxiste et de l'accumulation des créances douteuses à l'actif des banques. Le coût de son renflouement est estimé à 200 milliards de dollars par les experts (soit environ la moitié du PIB iranien).

Les conséquences économiques et politiques de cette crise bancaire et monétaire sont déjà immenses pour le pays. Les iraniens se précipitent aux bureaux de change ou vers des agents de change non officiels pour obtenir des devises étrangères. De nombreuses entreprises ferment, incapables d’importer des produits de l’étranger. Le taux d’inflation implicite déduit de cette dérive du taux de change est de 60% par an (à comparer au taux d’inflation officiel de 9% par an). 

Le gouvernement iranien a mis en place des mesures d’urgence pour faire face à cette situation : gel des comptes bancaires des traders de devises, menaces de condamnation à mort envers les « auteurs de spéculation frauduleuse » sur les marchés des changes, augmentation forte des taux d’intérêts par la banque centrale iranienne, limitation des achats de devises extérieures, imposition d’un taux de change officiel du rial contre dollar (1$ = 42 000 rials). Mais ces mesures ne permettent pas véritablement de calmer la tempête qui s’est mise en branle. Au prix de 42 000 rials, les détenteurs de dollars refusent de vendre leurs devises et c’est donc au marché noir que s’échangent les dollars, à un cours de près de 70 000 rials pour un dollar.

Cette détérioration de la situation économique du pays s’inscrit dans un climat de fond qui dure en réalité depuis près de six mois. Les manifestations de protestations contre le régime de décembre 2017 et janvier 2018, dont les motivations étaient à la fois économiques et politiques, ont été réprimées dans le sang, causant des dizaines de morts. La jeunesse iranienne, qui plaçait de grands espoirs dans le programme de réformes économiques promis par Rouhani, se révolte à la fois contre l’autoritarisme religieux, qui sévit en Iran depuis près de 40 ans, contre l’expansionnisme iranien en Irak, en Syrie, et au Liban, qui se fait aux dépens de la situation économique intérieure, contre la pauvreté et les inégalités, et contre la corruption du régime. En effet, l’Iran dispose de ressources gazières et pétrolières immenses, dont les fruits sont accaparés par une infime oligarchie religieuse et militaire : Ali Khamenei contrôle à lui seul un empire de 95 milliards de dollars tandis que les Gardes de la Révolution et les fondations religieuses sont également à la tête de richesses colossales. Les réformes de « libéralisation » engagées par Rouhani se révèlent de simples privatisations clientélistes, opérant une redistribution supplémentaire des richesses du bas vers le haut de l’échelle des revenus. Dans le même temps, les dépenses sociales (subventions à l’achat de denrées de bases et d’essence destinées aux plus pauvres) se contractent. La sécheresse est un autre sujet critique pour l'Iran, 90% de la population habitant dans des zones à fort stress hydrique et les précipitations ayant atteint cette année leur niveau le plus bas depuis 50 ans. De forts mouvements de populations, des campagnes vers la périphérie des grandes villes ont d'ores et déjà eu lieu, provoquant une crise sociale et sanitaire sans précédent. Quinze millions d’iraniens sur une population totale de 80 millions d’habitants vivent dans des bidonvilles, 40% des iraniens vivent sous le seuil de pauvreté et et 30% des 20-24 ans sont au chômage. 

Les enjeux stratégiques de la situation iranienne sont colossaux pour Israël et pour le Moyen-Orient.
L’Iran se trouve dans un « corner », où il lui est difficile de ne pas respecter les termes de l’accord (même si Trump s’en retire) et de déclencher une guerre avec Israël, ce type d’initiatives pouvant enclencher la chute du régime. Il est probable que l’Iran cherche l’appui de la Russie pour asseoir sa présence en Syrie, suite aux frappes récentes contre les installations chimiques du régime syrien et à l’annonce du retrait prochain des troupes américaines de Syrie. Israël continuera de jouer toutes ses cartes pour éviter au maximum cette présence mais sa guerre de l’ombre contre les installations iraniennes en Syrie pourrait devenir fortement compromise si des bases syro-iraniennes se mettent en place, sous la protection des systèmes de défense anti-aériens russes. L’Iran pourrait également opter pour une présence invisible sous la forme de populations afghanes ou pakistanaises, infiltrées dans l’armée syrienne, sous financement iranien. C’est probablement l’approche la plus judicieuse pour consolider son influence en Syrie tout en évitant le risque d’un conflit extérieur qui pourrait mobiliser à nouveau la jeunesse contre le régime.

D’autres scénarios sont également possibles : un conflit ouvert avec Israël ou une pression accrue de Trump sur l’économie du pays pourraient finir par avoir raison du régime des mollahs et conduire à un rebattement complet des cartes pour le Moyen-Orient.
Les prochains mois seront décisifs pour savoir lequel de ces scénarios se réalisera…


lundi 9 avril 2018

Les défis économiques d’Israël à moyen et long terme

Publié par le magazine Ma Yech, avril 2018

Au cours des derniers mois, deux instituts, l’OCDE et le Taub Center ont publié des rapports fortement remarqués sur les défis économiques d’Israël à long terme. Ces deux rapports convergent largement dans leurs conclusions : Israël bénéficie de nombreux atouts mais doit investir davantage pour trouver le chemin d’une croissance « inclusive ».

Israël a connu une croissance moyenne de 3.3% par an de son PIB depuis 2000, une croissance supérieure à celle de presque tous les autres pays de l’OCDE. Mais ce chiffre  impressionnant, qui est dû avant tout au dynamisme démographique du pays (la croissance annuelle de la population est de 2% contre 0.5% pour la moyenne de l’OCDE),  cache d’importantes failles de son modèle économique et d’importantes disparités.

En effet, la croissance de son PIB par tête entre 2012 et 2017 n’a été que de 1.1% par an, inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE (1.4% par an). La productivité horaire en Israël reste 40% plus basse que la productivité moyenne parmi la moitié la plus avancée des pays de l’OCDE, aucun rattrapage n’étant observé depuis 2000.

Cette stagnation de la productivité a deux origines principales. La première est l’entrée récente sur le marché du travail de populations peu qualifiées (haredim, arabes israéliens), dont la productivité est plus basse que la moyenne. Or, cette évolution est structurelle car haredim et arabes israéliens ont vu leur taux de participation au marché du travail augmenter régulièrement au cours des dernières années et car leur taux de natalité est nettement supérieur à la moyenne du pays, les projections portant la proportion des haredim et arabes israéliens à 50% de la population totale israélienne en 2060. Cela a de quoi inquiéter car ces populations sont celles se caractérisant par le taux de pauvreté le plus élevé et le niveau de formation le plus bas du pays.

La seconde origine de la stagnation de productivité en Israël est le niveau très bas d’investissement en Israël, à la fois de la part des entreprises (investissement privé) et de la part du gouvernement (investissement public). Les dépenses d’investissement sont en effet de 20% du PIB en Israël, l'un des niveaux les plus bas de l’OCDE. Ce chiffre est d’autant plus préoccupant que l’investissement dans la construction est plus élevé que la moyenne de l’OCDE et que les dépenses d’investissement sont généralement plus élevées dans les pays affichant la plus importante croissance démographique. La dépense publique est de 30% du PIB, nettement inférieure à la moyenne de l’OCDE (proche de 45% du PIB). Le stock de capital public est le deuxième plus bas de l’OCDE. Le trafic automobile par km de route est le plus élevé de l’OCDE, et il est supérieur au double de celui du second pays sur la liste, l’Espagne. La dépense éducative par habitant est très faible, tout comme les dépenses de formation professionnelle et de formation des personnes sans emploi. Les disparités éducatives sont parmi les plus élevées des pays de l’OCDE. Le secteur high tech concentre les employés les plus productifs et les mieux formés, avec des salaires 2.5 fois plus élevés que dans le reste de l’économie. Cet écart de salaire place Israël loin devant tous les autres pays de l’OCDE en termes d’écarts de salaires entre secteur high tech et reste de l’économie (la moyenne de l’OCDE étant de 1.6). Le taux de travailleurs "pauvres"  (définis comme la proportion d'actifs dont les revenus sont inférieurs à 50% de la médiane des salaires) est aussi l’un des plus élevés de l’OCDE.

Les recommandations principales du Taub Center et de l’OCDE pour améliorer cette situation consistent à élever les dépenses d’investissement, de formation et d’infrastructures, notamment à destination des populations avec les niveaux de formation et de productivité les plus bas (haredim, arabes israéliens, habitants des régions « périphériques »). L’effort doit se concentrer sur les dépenses d’éducation et de transport.

Un autre aspect négatif de la situation économique israélienne révélé par le rapport Taub est le niveau élevé des prix en Israël. A niveaux de revenus par habitant égaux, les prix sont environ de 15% plus élevés en Israël que dans la moyenne des pays de l’OCDE (+17% par rapport à la France, +40% par rapport aux Etats-Unis). Les efforts récents du gouvernement israélien pour renforcer le niveau de concurrence dans l’économie ont partiellement porté leurs fruits depuis 2013. On a vu en particulier les prix à la consommation baisser de façon importante dans le secteur des télécoms, des loisirs, de l’ameublement, des transports… Le niveau des prix à la consommation a connu une inflation moyenne nulle depuis 2013. Les salaires moyens ayant progressé de façon significative sur la même période, notamment du fait du faible taux de chômage, le pouvoir d’achat a ainsi progressé de façon plus importante que la moyenne de l’OCDE depuis 2008. La consommation privée est même devenue le principal moteur de croissance du pays (l’investissement étant faible, comme nous l’avons expliqué plus haut, et les exports étant handicapés par le shekel fort).

Un autre enjeu important de l’économie israélienne est le coût élevé du logement, en particulier à l’achat. Israël est en effet un des pays leaders de l’OCDE en termes des ratios prix du logement/niveau général des prix et prix à l’achat/loyer, devant le Canada, et juste derrière la Nouvelle-Zélande et la Turquie. Si la hausse du ratio entre prix à l’achat et loyers a été stimulée par la baisse des taux d’intérêt depuis la crise de 2008, elle traduit aussi probablement un comportement de « bulle » : la demande d’achat est portée par des anticipations trop optimistes sur l’évolution des prix. Le gouvernement israélien, et en particulier le ministre de l’économie Moshe Kahlon, ont mis en œuvre certaines mesures pour freiner la spéculation et pour augmenter l’offre de logement. Parallèlement, la Banque d’Israël a mis en place de nouvelles restrictions sur la distribution de crédit par les banques. On constate d’ailleurs depuis quelques mois une légère baisse des prix de l’immobilier, accompagnée d’une chute importante des transactions. L’économiste Alex Zabezhinsky, chef économiste de Meitav Dash Investments, y voit les signes précurseurs d’un éclatement de la bulle immobilière, avec des conséquences négatives sur le crédit, la construction, la consommation privée et la croissance. Cette situation est la principale préoccupation pour Israël sur le moyen terme.



jeudi 20 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 6)

Dans la précédente note, j'ai évoqué deux outils de régulation de l'offre de monnaie par la puissance publique: la création de "monnaie de base" par la banque centrale et l'émission de dette publique par l'Etat.

Ces deux approches ne sont pas équivalentes dans leurs impacts:

1) quand la banque centrale émet de la monnaie de base pour acheter des actifs, elle n'enrichit pas directement le secteur privé: le secteur privé est dépossédé des actifs financiers achetés par la banque centrale et acquiert à la place de la monnaie. Il se produit un échange "actifs contre monnaie". L'enrichissement du secteur privé est indirect via "l'effet richesse": le prix des actifs libellés dans la monnaie émise s'apprécie, ce qui bénéficie aux détenteurs d'actifs. L'inconvénient de cette "relance financière" de l'économie est qu'elle bénéficie aux détenteurs de capital, capital qui se trouve être particulièrement concentré chez les plus aisés. En pratique, on observe une déconnexion importante entre la nouvelle quantité de monnaie émise par la banque centrale et la variation de masse monétaire globale en circulation: la monnaie de base ne se traduit pas en nouveaux crédits de la part des banques privées. Ceci est d'autant plus vrai quand le problème de surendettement privé et des bilans bancaires dégradés est laissé sans réponse par les autorités, ce qui est par exemple le cas dasn une bonne partie de l'Europe du Sud aujourd'hui.

2) quand l'Etat émet de la dette, le secteur privé se trouve en possession d'un nouvel actif (la nouvelle dette publique émise), sans qu'il soit dépossédé d'un autre actif. Il y a donc enrichissement immédiat. Les néo-classiques expliquent que la richesse qui est créée d'un côté est annulée de l'autre par l'augmentation de la dette publique: les "anticipations rationnelles" déjouent selon eux l'effet de cette relance car les acteurs anticipent de futures hausses d'impôt pour ramener la dette publique à son niveau antérieur et donc se mettent à épargner davantage. Les analyses empiriques concluent que l'hypothèse néo-classique est fausse en général, et en particulier dans les crises. Le multiplicateur fiscal, qui décrit l'impact sur le PIB d'une impulsion budgétaire positive, a été récemment estimé à 1.5 par le FMI dans les pays de l'OCDE quand les taux directeurs de la banque centrale sont nuls comme aujourd'hui: une hausse des dépenses publiques de 1 point de PIB conduit à un accroissement du PIB de 1.5%.  Ceci se comprend bien: dans de telles situations, où le secteur privé est surendetté, le chômage est élevée et l'économie en surcapacité, les acteurs surendettés redeviennent solvables, les bilans bancaires s'assainissent, de nombreux acteurs économiques appauvris dépensent immédiatement leurs nouveaux revenus tandis que les entreprises embauchent et investissent voyant leurs carnets de commandes repartir. 
L'enrichissement du secteur privé apporté par la relance budgétaire est donc double: a) à travers la possession par le secteur privé de la nouvelle dette émise b) à travers l'augmentation de la dépense et des revenus. D'autre part, cet impact n'est pas localisé uniquement sur les plus hauts revenus, l'Etat pouvant par exemple choisir d'augmenter ses dépenses dans des secteurs employant une main d'oeuvre domestique faiblement ou moyennement qualifiée.

Ses avertissements ont pour l'instant été sans effet sur les décideurs politiques en zone euro....




mercredi 19 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 5)

Aujourd'hui quelques mots sur la création monétaire. 

Quand une banque commerciale distribue un prêt (par exemple un prêt immobilier), elle accroît la quantité de monnaie en circulation.

En effet, contrairement à ce que l'on croit souvent, une banque n'a pas besoin d'un depot préexistant pour prêter. Au contraire, les crédits FONT les dépôts. L'argent prêté par la banque constituera le dépôt du vendeur dans cette même banque ou dans une autre banque...qui prêtera à la première. De sorte que de la monnaie a été créée à partir de rien. Les banques ne sont donc pas seulement un intermédiaire entre épargnants et emprunteurs. Elles sont la courroie principale de la création monétaire.


C'est d'ailleurs la même erreur qui est commise quand on considère que "les caisses de l'Etat sont vides." Jamais les caisses ne sont vides. La monnaie se crée à partir de rien. Elle n'est pas comme une matière première épuisable. Sa création n'a pas de limites et produit elle même les conditions de sa demande. La creation monetaire ex nihilo ne pose un problème que lorsqu'elle n'est pas adossée à la production nouvelle de biens et services réels, ou à l'investissement dans de nouveaux actifs, auquel cas elle produit une inflation des prix des actifs financiers ou des biens réels.


Aujourd'hui, les banques commerciales sont le principal vecteur de création de la masse monétaire en circulation. Les autres producteurs de monnaie sont la banque centrale (créatrice de la "monnaie de base" composée des billets et pièces de monnaie ainsi que des réserves des banques à la banque centrale convertibles à tout moment en billets). Et enfin l'Etat, qui émet de la dette largement assimilable à de la monnaie (voir note précédente).

Lors des récessions, la création de monnaie par les banques commerciales se réduit. Le problème peut provenir soit d'une demande insuffisante de crédits (secteur privé déjà surendetté) soit d'un rationnement du crédit (dû à une politique trop prudente des banques) soit des deux à la fois.

L'offre de monnaie par les banques est donc de nature fondamentalement pro cyclique (elle augmente dans les périodes fastes et se tarit dans les périodes creuses). Dans les crises, il y a donc un déficit d'offre de monnaie par rapport à la demande de monnaie, qui crée les conditions de la déflation. L'augmentation de l'offre de monnaie par la banque centrale et par l'émission de dette publique a un rôle stabilisateur et permet d'éviter la déflation.

Nous reviendrons sur ces deux politiques de stabilisation dans une prochaine note.

samedi 15 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 4)

Je voudrais expliquer ici en quoi les mécanismes mis en place par les pays de l'UE à partir de la crise grecque de 2010 ont en fait constitué avant tout une vaste operation de soutien des banques françaises et allemandes.
Lorsque la crise de l'euro a éclaté en 2010, les principaux créanciers des pays périphériques étaient les banques françaises et allemandes, à travers leurs prêts aux banques périphériques et aux gouvernements. Une étude du FMI évalue les actifs nets de la France et de l'Allemagne sur les pays périphériques à environ 20% de leurs PIB en 2008 (soit près de 1500 milliards de dollars).
Le couple Merkozy (Merkel-Sarkozy) avait donc un intérêt conjoint fort pour mettre en oeuvre des plans de sauvetage de leur système bancaire qui se trouvait menacé par la possibilité d'une faillite des pays périphériques.
Les "sauvetages" de l'Irlande, de la Grèce et du Portugal en 2010, puis celui de l'Espagne en 2012, les prêts de la BCE aux banques puis ses achats de dette sur les marchés ont permis une vaste réallocation des rapports de créances intraeuropeens, des banques vers les États.
Les banques françaises et allemandes ont pu se délester progressivement de leurs actifs périphériques à risque, tandis que les États européens (pas seulement France et Allemagne !) en prenaient la charge. Dans le même temps, les États périphériques se portaient garants de la dette de leurs banques.
Il est très important de préciser qu'à l'époque personne n'insistait sur le besoin de faire prendre des pertes aux créanciers des banques renflouées ou mises en faillite par les États. Et pour cause, cela aurait impliqué de lourdes pertes pour les banques françaises et allemandes.
L' idée des "bail-ins" a été mise au point par Merkozy au sommet de Deauville fin 2010 mais n'a été effectivement implémentée qu'avec la crise chypriote de 2013, où justement les créanciers n'étaient plus dans ce cas français et allemands mais russes pour la plupart...
Puis cette idée est devenue le pivot de l'union bancaire mise en place dans les années qui ont suivi. L'augmentation des coûts de financement des nations périphériques s'explique en large part par ce choix de ne plus faire des dépôts et autres titres de dette des actifs sûrs a priori dans l'union monétaire.

Récapitulons les différents transferts de richesse associés aux différents bail out intergouvernementaux et opérations de la BCE: 
1) les citoyens des nations périphériques ont endossé la dette de leurs banques vis à vis des banques des pays coeur et ont dû supporter les efforts d'austérité associés 
2) les citoyens de l'UE ont pris à leur actif les créances des banques françaises et allemandes sur les pays périphériques (qui ne seront probablement pas remboursées dans leur intégralité).

En bref, c'est une vaste socialisation des bilans bancaires qui a été opérée à partir de 2010.
La notion de "responsabilité", l'idée d'"assumer les conséquences de ses excès", ce fut donc pour tout le monde...sauf les banques françaises et allemandes...
Sources:

External Imbalances in the Euro Area Author/Editor: Gian M Milesi-Ferretti ; Ruo Chen ; Thierry Tressel Publication Date: September 28, 2012 Electronic Access: Free Full text (PDF file size is 872 KB).Use…
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